Prodiges et vertiges de l'analogie
de Jacques Bouveresse

critiqué par Gregory mion, le 26 février 2012
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Des techniques (encore) en vogue de mystifications intellectuelles.
L’intervention de Jacques Bouveresse prend la suite du travail effectué par le binôme Alan Sokal et Jean Bricmont, auteurs du livre Impostures Intellectuelles, qui sut faire son « bruit » lors de sa parution. Mais Bouveresse s’étonne à juste titre que le « bruit » en question n’ait pas été suivi tant il réussissait à faire la synthèse des plus édifiantes mystifications intellectuelles de notre époque. D’ailleurs de quoi faut-il s’étonner exactement ? Principalement de ceci : il existe une tendance « belles lettres » qui veut s’accaparer un certain nombre de notions scientifiques dans le but de se donner une contenance supplémentaire. Mais les choses deviennent cyniques dès lors que cette tendance cherche à dire que son usage de la science est plus informé que celui des scientifiques qui ont pourtant discuté et créé les notions dont on croit qu’il faut parler en littérature. On comprend vite que tout ceci n’est qu’affaire d’orgueil et de démesure car si les intellectuels des lettres, parmi les plus médiatisés, ont parfois été accusés de friser la logorrhée (on s’en convaincra en étudiant une majorité des textes issus du mouvement « structuraliste »), ils en ont déduit que leurs propos se transformeraient en raisonnements moins fallacieux s’ils se mettaient à construire des édifices dont les fondations seraient mixtes, c’est-à-dire composées de ce que l’on pourrait appeler un scientisme-littérariste. Reste que cette hybridation méthodologique suspecte ne concerne que les intellectuels médiatisés ou presque, à croire qu’il importe davantage de séduire le grand public par l’intermédiaire d’une mixture étrange plutôt que de le convaincre grâce au travail de la raison tel qu’on est censé l’avoir appris lorsqu’on a validé de longues études.

Outre cela, on peut raisonnablement se demander comment la mystification fonctionne si son contenu est véritablement absurde par ses excès de métaphores et ses pédantismes ponctuels (encore que, dans ce cas précis, je crois qu’il faudrait en réalité substituer le pédantisme par la pratique éhontée d’une cacographie consentie, le pédantisme étant bien souvent l’impossibilité d’utiliser un autre vocabulaire dans la mesure où chaque science possède son langage propre – or l’accusation populaire de « pédantisme » reflète en général la critique de celui qui n’a pas fait l’effort d’assimiler un langage spécifique et qui croyait avoir quelque chose à dire en dépit de sa méconnaissance du sujet, ce qui ne peut pas être le cas lorsqu’on est confronté à un exemple avéré de cacographie). Aussi la cacographie doit se distinguer du pédantisme par cette définition que je souhaite modestement proposer : est cacographe tout auteur qui abuse d’un vocabulaire technique qui ne concerne pas les techniques reconnues de sa spécialité (exemple : le philosophe qui utilise plus de notions scientifiques que de notions philosophiques et qui de surcroît ne maîtrise aucune des notions scientifiques dont il se sert). On part alors du principe que les lecteurs ne questionneront pas la profondeur des textes qui relèvent de la cacographie pour deux raisons essentielles : 1/ La plupart des gens savent se contenter d’un à-peu-près de la pensée car ils n’ont pas le temps d’interroger réellement les contenus ; 2/ À partir du moment où un concept difficile est enrobé d’une formule littéraire qui semble réduire le concept à un jeu de langage, on se sent séduit, et on se sent d’autant plus séduit que l’on croit avoir compris ce que des scientifiques véritables n’ont en réalité pas encore compris.
Cette posture intellectuelle qui consiste donc à « divulguer » les arcanes de la science (ou d’autres champs disciplinaires réputés impopulaires à cause des études qu’il faudrait faire pour les maîtriser un petit peu) au grand public en le gavant de scientisme-littérariste a certainement des objectifs encore plus cyniques que ceux que l’on a pu jusqu’à présent pressentir. Je vais par conséquent essayer, en m’appuyant sur le propos salutaire de Bouveresse, de procéder à un commentaire des quelques ignominies qui composent actuellement le terroir intellectuel et qui nous éloignent épouvantablement de l’attitude rationnelle qu’il serait pourtant préférable d’adopter, en nous faisant croire que toutes les sciences ne seraient que des prétextes pour faire du style et gloser entre amis de bonne caste. Mais on verra que l’aspect « bon styliste » des cacographes, s’il se targue de démocratiser les sciences et de rendre accessibles les savoirs par le biais d’un fantasmatique « la culture pour tous » (que n’a-t-on pas entendu ces dernières années que la philosophie devait se montrer « sexy » et qu’elle était en ce sens accessible à n’importe qui pouvant se délivrer de sa timidité ou de son complexe de laideur !), n’est en réalité pas si démocratique et qu’il est même franchement totalitaire dès lors que l’on souhaiterait soi-même prendre part à ces activités. Essayons donc d’expliquer les choses progressivement.

1/ Si l’on peut être un meilleur scientifique qu’un scientifique de profession en possédant tout juste de bonnes capacités rédactionnelles, alors on ne voit pas ce que l’on devrait reprocher à un étudiant en littérature au deuxième cycle (niveau maîtrise) qui voudrait lui-même prétendre réduire la science au bon vouloir de ses métaphores ou de ses analogies vertigineuses.
2/ Les tenanciers du scientisme-littérariste ne voient cependant pas les choses d’un œil aussi bienveillant. Il y a cette idée sous-jacente que si les capacités rédactionnelles sont plus ou moins acquises pour n’importe quel universitaire qui a prouvé honnêtement sa compétence lors des interminables évaluations de son cursus, elles ne sont toutefois pas encore suffisantes pour ce type d’activité méta-synthétique qui consiste à prétendre maîtriser toutes les méthodologies grâce aux vertus d’une écriture souverainement « créatrice », et qui consiste en fin de compte à supprimer toute méthodologie du propos (que l’on s’intéresse ici aux moments anthologiques où Philippe Sollers se livre à la philosophie, avec bien entendu toute l’autorité qu’on est supposé lui reconnaître en fonction de divers déterminismes, sans même qu’il ne se soit un jour adonné à la rédaction d’un livre sérieux de philosophie, du moins d’un livre de philosophie qui aurait été lu par d’honnêtes professeurs et qui aurait pu être « critiqué » tout aussi honnêtement, en quoi je veux dire évidemment que l’honnête professeur ne partage absolument rien avec ce personnage conceptuel qu’on appelle désormais « intellectuel » et qui envahit les médias – du reste, les intellectuels médiatiques entretiennent une notion de perfectionnisme moral dans le copinage qui est si développée qu’elle parvient à résister aux critiques sensées et même à inverser le rôle des victimes et des coupables).
3/ En conséquence, il est extrêmement difficile de s’attaquer à pareille organisation car elle semble dire que la compétence, au bout d’un moment, dépend davantage de l’inné que de l’acquis, ce qui minimise les plus gros diplômes ou, pire encore, ne reconnaît la valeur d’un diplôme que si l’attitude de l’impétrant correspond aux codes ataviques des scientistes-littéraristes. Or si l’on jette un regard furtif sur ces organisations proches de la « mafia » (c’est Bouveresse lui-même qui fait cette comparaison), on s’apercevra qu’il n’est pas toujours vraiment besoin d’un haut diplôme pour construire son autorité car le plus important réside dans le réseau d’amis qui saura vous défendre, traitant les accusateurs d’aigris, d’envieux ou d’on ne sait quoi d’autre, et oubliant de ce fait que les accusateurs peuvent tout simplement être de bonne foi en posant une question essentielle : mais qu’avez-vous donc voulu prouver dans votre texte en traçant un parallèle entre le théorème de Gödel et plusieurs centres de gravité de la vie sociale (cf. sur ce point les acrobaties stylistiques de Régis Debray, parmi les plus savoureuses que l’on puisse consulter) ?
4/ Il est également très français de se dissimuler derrière un gros diplôme (acquis avec plus ou moins d’efforts) pour ensuite se donner l’autorisation de raconter n’importe quoi. On rappelle que l’important est de séduire, pas de convaincre. Mais je crois que l’on devrait quand même s’interroger sur les qualités réelles de nos intellectuels les plus en vogue, car on ne mesure guère les tromperies qu’ils infligent au public qui les écoute, de même que l’on ne mesure pas le mal considérable qu’ils font aux sciences qu’ils croient promouvoir étant donné qu’ils occultent les efforts nécessaires et la bonne volonté qu’il faut pour commencer à maîtriser correctement une science, ce qui met dans l’ombre ceux qui font ces efforts en même temps que cela fait croire au public naïf que les études, au fond, ça ne sert à rien si l’on nous offre sur des plateaux dorés les solutions que d’autres s’échinent à comprendre en passant de nombreuses années sur les bancs de l’Université, souhaitant probablement devenir ensuite d’honnêtes professeurs qui n’iront pas fanfaronner une outrecuidante démagogie dans les magazines à la mode ou les émissions de télévision. Le résultat de cette confusion des genres (l’intellectuel démagogique et le petit professeur qui n’oublie pas la nécessité de l’effort et de l’étude authentiques) fait que le grand public, qui pourrait parfois (avec de l’effort et de l’étude) s’intéresser à des références utiles, se tourne malheureusement vers des références inutiles et désincarnées (je remercie particulièrement Frédéric Schiffter d’avoir été l’un des seuls, sinon le seul, à avoir mis en évidence les mystifications divertissantes de Charles Pépin et de sa récente Planète des Sages, un ouvrage qu’on a fait passer pour un sésame philosophique alors qu’il n’est tout au plus qu’une vulgaire copie d’élève fumiste, et sans doute un objet réellement divertissant pour ceux qui ont déjà acquis les bases ailleurs que dans les notices grotesques de cette bande dessinée qui aurait gagné à ne préserver de son contenu que les dessins et les phylactères).
5/ Enfin, signalons que l’utilisation abusive des lettres est souvent la preuve que lorsqu’on ne veut pas faire l’effort d’utiliser un concept dans toute sa signification réelle (c’est-à-dire tel qu’il a été thématisé par celui qui l’a créé et en a montré les tenants et les aboutissants selon une méthode raisonnable), on préfère se livrer à l’usage d’une métaphore poétique pour faire croire que l’on a compris d’une part, et pour faire croire qu’on peut comprendre d’autre part, en tant que lecteur, sans aller se renseigner à la source même de ce que l’on discute. C’est ainsi, probablement, que l’on fabrique des crétins, mais c’est surtout ainsi que les « intellectuels » dégrossissent la concurrence car ceux qui ont cru qu’ils pouvaient eux-mêmes devenir des intellectuels en suivant les conseils de leurs mentors s’aperçoivent ensuite qu’obtenir un diplôme (qu’on leur demandera systématiquement, et de préférence un très gros), eh bien ce n’est pas aussi aisé qu’on a voulu leur faire croire, et que de surcroît lire sérieusement Nietzsche n’est pas aussi « sexy » que ce qu’on peut en lire ici ou là, dans des magazines où la productivité prime avant tout sur les qualités scientifiques véritables des contenus.