Entre Rhin et Danube
de Paul Morand

critiqué par Jlc, le 5 février 2012
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Mon plaisir en géographie
Voici le deuxième recueil de textes longtemps introuvables de Paul Morand, rassemblés par Olivier Aubertin et consacrés au monde germanique. A la fin de sa vie, Morand publia « Mon plaisir en littérature » suivi de « Mon plaisir en histoire ». Il n’eut pas le temps d’écrire, comme il le projetait, « Mon plaisir en géographie ». Ces écrits auraient pu en faire partie. Cette Mitteleuropa « morandienne » va, selon Olivier Aubertin, de Bayreuth au delta du Danube en glissant le long du Rhin et en s’attardant à Vienne, Prague et Budapest.

Le premier texte décrit la liturgie wagnérienne quand « au coucher d’un soleil philarmonique » les initiés communient, dans un recueillement absolu. Morand a l’œil vif, le recul nécessaire pour partager cette ferveur tout en restant distant. Ici où vibre l’esprit allemand, « Le ring est une croisade, Bayreuth une terre sainte et Parsifal la messe … L’obscurité se fait, Dieu va descendre visiter son peuple ». Après la victoire prussienne de 1871 et l’unité allemande, Wagner est convaincu de la nécessité de créer un théâtre allemand refusant tout ce qui est étranger (« Nous ne sommes pas des Polonais »), introduction au nationalisme nietzschéen, « esthétique joyeuse au delà du bien et du mal ». Mais nous sommes en 1931 et l’ombre d’Hitler plane sur la famille Wagner avant de planer sur le pays tout entier. « On ne voit pas de Juifs à Bayreuth, ou alors déguisés en tyroliens ». La répétition est terminée, le désastre peut commencer.

Ce très beau texte est suivi d’un autre de même qualité sur Vienne, la vraie passion de Morand dans cette partie de l’Europe. C’est une ville frontière avec tout ce que cela induit de risques et de tragédies quand les frontières deviennent un enjeu de rivalités exacerbées. Vienne où se rencontrent l’esprit allemand et l’âme slave, où la dynastie des Habsbourg a su partager sa fortune, Vienne la ville aux deux cents peuples dont le « charme fut d’être restée la capitale d’un monde révolu ». Même le ratage architectural de la fin du dix-neuvième siècle pour construire le boulevard extérieur n’en a vraiment altéré la beauté. « Jamais je ne l’ai prise en défaut de beauté, de sourire et de grâce ».

« Il faut voir Prague sous la neige du ciel ou, au printemps, sous la neige des fleurs de cerisiers et des arbres de Judée. » Pour Paul Morand, en 1932 la ville rivalise « avec Vienne pour ses palais, avec Dresde pour ses jardins, avec Cracovie pour son ghetto ( ?).
Le livre s’achève sur un très beau texte-promenade sur le Danube dont « le cours ressemble à celui d’un professeur de géographie ».

Beaucoup de ces écrits sont anciens et je ne sais si le touriste d’aujourd’hui s’y retrouverait. Mais le lecteur certainement, tant Morand est à la fois un styliste remarquable et un voyageur qui sait voir et faire partager. Car on sait bien que le plaisir de voyager ne se résume pas au simple mouvement mais s’étend à la préparation et aux souvenirs, une fois rentré, souvenirs que Morand nous livre avec un bonheur ineffable.