La grande vie
de Jean-Pierre Martinet

critiqué par Stavroguine, le 12 décembre 2011
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
Grande vie et petites existences
Quand on a un peu fréquenté Martinet, on sait qu’il est capable du meilleur (souvent – Jérôme, Nuits bleues calmes bières, L’orage) comme du pire (Ceux qui n’en mènent pas large). Quand on commence à lire La grande vie, longue nouvelle publiée pour la première fois dans la revue Subjectif des éditions du Sagittaire en 1979 et rééditée récemment chez L’Arbre Vengeur, on craint d’abord d’enrichir la seconde catégorie : Adolphe (ça commence mal…), nabot d’un mètre quarante pour trente kilos est plus ou moins violé par Madame C., concierge de dimension gargantuesque, dont le pantagruélique vagin semble l’avaler tout entier. C’est lourd comme Martinet sait parfois l’être, mais heureusement ce mauvais prologue se termine rapidement, et le reste de la nouvelle nous renvoie une image plus conforme à nos attentes.

A défaut de nous emmener sur les sommets atteints par Jérôme, Martinet nous fait encore une fois descendre bien bas, dans la sordide rue Froidevaux où Adolphe, depuis sa fenêtre, surveille la tombe de son père collaborateur, enterré dans le cimetière du Montparnasse, juste en face. Pendant une cinquantaine de pages très noires, Martinet, comme à son habitude, nous fait partager sa dépression et son mal-être, endossant pour l’occasion le costume d’un anti-Jérôme, un être microscopique et insignifiant dont l’existence se résume à « vivre le moins possible pour souffrir le moins possible ». Longeant les murs de la rue Froidevaux pour se rendre sur son lieu de travail, une entreprise de pompes funèbres où il est moqué par les clients et méprisé par un chefaillon tyrannique, Adolphe se laisse aller au lyrisme :

« Ah, comme vos rues sont froides, messieurs, et comme on y meurt lentement, à petit feu, à petits pas, de chagrin et d’ennui ! Comme le cœur est lourd à porter en vos déserts ! On y chemine en exil toute sa vie. Etrange voyage d’hiver. »

A travers de tels passages, Martinet montre que son œuvre ne se limite pas à son seul caractère sordide. Bien sûr, il y a, comme souvent dans son œuvre, quelques grosses ficelles, quelques passages lourdauds comme celui cité plus haut ou comme lorsque Adolphe s’interroge sur la couleur des sous-vêtements des veuves. Bien entendu, la rue Froidevaux n’existe pas plus que des Adolphe Marlaud et des Madame C. Pourtant, elles existent bien ces rues froides et laides comme les salles d’attente de gares de banlieue où quelques crève-la-faim dorment au milieu des papiers gras, et ils existent aussi ces êtres insignifiants au-dessus desquels on regarde car on ne souhaite pas les voir. Les livres de Martinet sont imparfaits, caricaturaux, mais ils donnent une voix remplie d’humanité aux perdants de ce monde. Oui, il y a des scènes crues et une absence criante de beauté dans l’œuvre de cet écrivain atypique et même louche, mais comme nous le rappelle Adolphe, « la pornographie n’est pas toujours où l’on croit ».

Pénétrer dans un livre de Martinet, parmi cette foule de déshérités, ça rappelle cette scène mythique du film Freaks, sorti en 1932 : « We accept her ! We accept her ! One of us ! One of us ! ». Martinet, qui était cinéphile et cinéaste amateur a du y penser plusieurs fois en nous plongeant dans son univers fait d’êtres difformes, de nains et de géants qui évoluent dans un cadre bien plus horrible encore de normalité, de bassesse ordinaire où ils sont laissés pour compte dans l'indifférence la plus totale. Avec Martinet, nous sommes dans le roman social dans ce qu'il a de plus vrai. « Il n’y a pas de drame, chez nous, messieurs, dit Adolphe, ni de tragédie, il n’y a que du burlesque et de l’obscénité. » Reste toutefois à savoir où ils se situent : dans l’œuvre elle-même de Martinet, ou bien dans l’image de cette société dans laquelle on évolue qu’elle n’a de cesse de nous renvoyer ?
Fond sonore: Die Winterreise (Franz Schubert) 8 étoiles

Désormais inscrite à la bibliographie de J- P Martinet comme une pièce autonome, mais texte paru en 1979 dans la revue Subjectif, nous dit Eric Dussert dans sa très belle préface.

En exergue: - A qui appartient la terre autour du Cimetière? - On la réserve à l'agrandissement du cimetière. Fritz Lang Les trois Lumières

En bandeau autour de ce petit livre rouge, il est écrit que l'adaptation théâtrale de Denis Lavant lui a valu le Grand Prix de l'Humour Noir.
Là est peut être mon problème, noir, là oui, mais humour??
Tout au long de cette lecture, je pensais à la chanson de Brel, Fernand, qui parvient encore à me mettre les larmes aux yeux.

Même si l'histoire n'a rien à voir et que, finalement à la réécouter, ce texte de Brel est presque une bluette à côté de celui de Martinet..

Adolphe Marlaud veut vivre le moins possible pour souffrir le moins possible et y parvient à peu près. Il habite rue Froisdevaux qu'il ne quitte pratiquement jamais , sauf pour aller au cinéma. Il travaille à mi-temps dans un magasin d'articles funéraires, où, à part cirer les bottes d'un patron d'une imbécillité hors du commun, il connait de grands émois sexuels devant les jeunes veuves qu'il conseille. Son appartement donne sur le cimetière où est enterré son père ( 1902-1953). Il avait 9 ans quand il est mort, il se serait suicidé? On se demande bien pourquoi, c'était un fonctionnaire modèle qui lui a appris ce qu'était un homme de devoir. Sa mère était partie en fumée à Auschwitz. Je crois savoir qu'il l'avait dénoncée à la Gestapo. Elle le trompait, c'était une putain, un divorce en 1942 avec retour à son nom de jeune fille , Jacob, a rapidement réglé le problème.
Histoire de lui apprendre les bonnes manières.

Adolphe finira cloitré dans son appartement , ou au cimetière d'en face, dégommant au fusil, les malheureux chats qui passent sur la tombe de son père. Tiens, les chats me font penser à Brel aussi ( j'ai jamais tué de chats, ou alors y a longtemps...) On devine qu'il ne se contentera peut être pas de tirer sur des chats.

Entretemps, c'est Madame C. , sa concierge, qui aura réussi à briser cet équilibre de volontairement non-existence . Il en fallait peu, mais c'est du lourd.. Et là... du noir complet, on tombe dans le vraiment sordide, même si tout se tient, bien sûr.

Un texte que j'ai relu deux fois, c'est dense mais court.

Et j'étais toujours aussi désemparée pour en parler.

Peut-être que dans son dégoût pour le bonheur préfabriqué , Jean Pierre Martinet ( juste dans ce court texte, c'est bien sûr trop peu pour m'en faire une idée plus juste) a laissé suinter dans chacun de ses mots tant de malheur , son propre malheur, que j'ai été dépassée. Débordée. De compassion , dans la définition même, c'est à dire souffrir avec. J'ai souffert..
J'ai une certaine heu... admiration mêlée d'incompréhension pour ceux qui parviennent à en rire, puisqu'on me parle d'humour noir, il faut de sacrées défenses. Que je n'ai pas. Je vais peut-être en rester là avec cet auteur, et pourtant, il m'intéresse. J'y reviendrai peut être.

Un extrait , pour l'écriture, souvent somptueuse:

La rue Froidevaux était laide comme une salle d'attente de deuxième classe perdue dans quelque banlieue où les trains sont si rares que l'on vient là pour dormir, juste pour dormir, au milieu des papiers gras et des restes de sandwichs au jambon, et des canettes de bière si misérables, si solitaires, dans l'urine, les confettis , les scintillants et le vomi, et la tristesse des chiens qui guettent la mort sur les murs salis par tant de doigts crasseux. Dans cette rue, on avait toujours la sensation d'un froid glacial, même au mois d'août. Les passants avaient des allures de chrysanthèmes tardifs, et novembre s'éternisait. Le lierre s'agrippait désespérément aux murs du cimetière, mais au fond, on sentait bien qu'il n'y croyait pas, et qu'il avait été placé là par les soins d'un décorateur neurasthénique. En été, les tombes reverdissaient , et le mur avançait, imperceptiblement. J'entendais parfois des craquements, la nuit, et cela me donnait d'épouvantables crises d'angoisse. Pauvre imitation de la vie. Comme on se sentait seul dans ce désert. Rue Froide. Avec tout ce que cela évoquait: chambre froide, morgue, cadavres abandonnés , jeune filles à moitié pourries, mauves et vertes et blanches, veaux assassinés à coups de merlin, au petit matin, sous une pluie fine. Comment peut-on porter un nom aussi horrible? Froidevaux! Ah, comme vos rues sont froides, messieurs, et comme on y meurt lentement , à petit feu, à petit pas, de chagrin et d'ennui! Comme le coeur est lourd à porter en vos déserts! On y chemine en exil toute sa vie. Etrange voyage d'hiver.

Puisqu'il faut mettre une note, je vais le faire, note basée sur le texte lui-même, et non sur ma propre lecture.
Parce que je ne voudrais pas que l'on passe à côté de cet auteur si particulier à cause d'une note qui ne veut pas dire grand chose..
Mais il vaut mieux avoir le moral au beau fixe avant de se lancer..

Paofaia - Moorea - - ans - 24 octobre 2013