B.S. Johnson, histoire d'un éléphant fougueux
de Jonathan Coe

critiqué par Saule, le 16 décembre 2012
(Bruxelles - 59 ans)


La note:  étoiles
Une biographie excellente
Bryan Stanley Johnson était un auteur de l'avant garde anglaise dans les années 60 (il est mort à 40 ans, en 1973). Jonathan Coe, auteur contemporain à succès et très populaire sur notre site, a consacré sept années à faire une biographie de B. S. Johnson. Le résultat est épatant. Le biographe s'efface devant son sujet, mais on apprécie sa discrète présence à travers des notes, l'introduction, etc.. L'essentiel de ce gros livre (plus de cinq cent pages quand même) est constitué par des écrits de Johnson très bien présentés et amenés par Coe. Il y a des lettres (il écrivait énormément, avec verve et humour), des poèmes, des extraits d'oeuvres parfois inédites. Johnson était très prolifique.

Au final, un livre qui se lit avec autant de plaisir que chacun des romans "à histoire" de Coe. On plonge avec délice dans l'Angleterre des années 60, une époque ou il y avait encore des classes sociales et où la BBC faisait encore des programmes de qualité. Le livre est rempli d'anglais qui aiment les pub, les match de foot, d'écrivains et d'éditeurs (qui se disputent souvent), et toute une série de personnages qui ont côtoyés Johnson (certains illustres, comme Beckett).

Issu de la classe ouvrière, B.S. Johnson fera des études universitaires tardives pour arriver à ce qu'il a toujours voulu : vivre de sa plume. Il rêvait d'un statut d'écrivain reconnu et payé au fixe et non pas en fonction de la rentabilité de ses romans. Il parviendra à obtenir un tel contrat de son éditeur mais vivra toujours difficilement de sa plume. L'écrivain doit s'engager et a pour mission d'améliorer le monde, dit B.S. Johnson, et il ne doit pas contenter le lecteur paresseux en lui racontant des histoires comme celui ci le veut. "Faire de la littérature c'est raconter des mensonges", ça ne l'intéresse pas, l'écrivain doit uniquement décrire la vérité (en conséquence tout les romans doivent être auto-biographiques). A contre courant du goût populaire, Johnson n'aura qu'un succès d'estime et il vivra difficilement de son métier. Il avait en outre un discours dogmatique et inflexible sur la littérature, ce qui lui valu beaucoup de déboires avec ses éditeurs et les journalistes. On le voit par la quantité de lettres écrites inlassablement pour défendre son point de vue, des lettres souvent très drôles mais aussi parfois excessives et injurieuses (Johnson finissait par se mettre tout le monde à dos). Johnson a fait beaucoup de court métrages et de réalisations d'avant-garde (pas toutes diffusées) pour la BBC. Découvrir tout ce monde littéraire et artistique, en Angleterre mais aussi en Hongrie, France, etc. est un des gros intérêts de ce livre d'ailleurs.

Après cinq cent pages, jamais ennuyeuses car Jonathan Coe reste un formidable conteur d'histoires même dans une biographie, on s'attache fatalement à ce personnage. Très drôle dans ses lettres, parfois dépressif et manquant de confiance en lui. Il prenait son métier très au sérieux (ce qui fait qu'il était toujours "overbooké"), et c'est quelque chose qu'il nous apprend d'ailleurs : faire ce qu'on fait avec sérieux, pas en dilettante. Un autre aspect abordé est la relation difficile que Johnson a vécue avec ce que Jung appellerait son "Anima", qu'il personnifiait à travers un personnage de roman "La Déesse blanche" (roman connu à l'époque qui avait fortement impressionné Johnson). Il a vécu une apparition physique de cette "muse", qui le handicapait dans ses relations affectives et qui était peut-être le symptôme (ou la cause) d'un état dépressif et d'un manque de confiance en lui qui le conduira à se suicider à 40 ans.

Incontournable pour les gens qui apprécient B.S. Johnson et qui trouveront une mine de renseignements, ce livre est également très intéressant et très amusant à lire pour tous ceux qui aiment la plume de Coe et qui retrouveront un univers anglais (l'époque avant Thatcher cette fois) tellement typique de Jonathan Coe. Un livre qui donnera envie de découvrir plus en avant ce B.S. Johnson, et ça tombe bien car plusieurs de ses romans sont traduits et publiés en Français (chez Quidam).
Va te faire foutre Brian 10 étoiles

On connaît Jonathan Coe romancier à succès. On connaît moins Brian Stephen Johnson, écrivain quelque peu oublié qui, dans les années 50 à 70, se voulait à l’avant garde d’une autre façon d’écrire Pour lui, il était impossible, après Joyce, de continuer à écrire comme Dickens . Ce gros livre qui se lit aussi facilement que les romans de Coe, repose sur un paradoxe : comment expliquer qu’un romancier qui aime le roman traditionnel passe sept ans de sa vie à travailler sur la biographie d’un romancier qui semblait les détester ? C’est ce qu’il va réussir magistralement en s’appuyant sur les sept romans que Johnson a écrits ; sur les 160 documents choisis dans les papiers de Johnson et présentés comme des fragments de vie ; sur les quarante voix de ceux qui ont connu et souvent aimé ce personnage pour le moins original. Enfin Coe redevient romancier pour imaginer ce que pourrait cacher le fragment de vie le plus mystérieux.

Brian Johnson vient de la classe ouvrière à laquelle il restera fidèle sa vie entière, même s’il ne dédaigne pas une certaine mobilité sociale que lui procurera notamment son mariage. Il disait avoir découvert la lutte des classes quand une institutrice bornée l’avait traité devant ses camarades de voleur, tricheur et menteur. Ses origines ne lui permettent pas d’aller à l’Université et il devra batailler ferme pour y entrer quand ceux de sa génération en sortaient. Il fera une multitude de petits boulots et deviendra un touche à tout, en littérature bien sûr mais aussi au cinéma, à la télévision, dans la presse comme journaliste sportif, souvent frustré car il ne supportait pas qu’on modifie ce qu’il avait écrit (son compte rendu de la finale de la Coupe du Monde de football 1966 est considéré comme un chef d’œuvre du genre et on peut dire que Johnson a été au football ce que Antoine Blondin fut au vélo et Kléber Haedens au rugby). Dépensier, aimant les fêtes, mangeant beaucoup et buvant plus encore, il a vécu dans une permanente précarité financière.

Le personnage que nous décrit Jonathan Coe est une figure ambiguë, beau et impressionnant mais mal dans sa peau, émotionnellement très vulnérable, à la fois truculent, chaleureux, très gentil, naïf, compatissant, d’une grande intégrité intellectuelle, mélancolique et tout à la fois enjoué, élitiste, polémiste virulent souvent entêté et compulsif, jamais frivole, conscient de sa valeur au point d’en être arrogant voire prétentieux, orgueilleux, irritable, jamais apaisé, légèrement paranoïaque (il se croyait entouré d’incompétents) et parfois un peu masochiste.

Perturbé sur le plan affectif, avide de sexe qu’il était incapable de dissocier de ses émotions, il avait peur de l’abandon, souvenir peut-être de l’attitude de sa mère pendant la guerre. Ses amours furent toujours excessives conduisant ses partenaires à le quitter précipitamment tant il exigeait un engagement total. Quand une femme le quitte, le trahit, il « cicatrise mal ». « Le but véritable de l’amour est de détruire ». Peu avant son suicide, ses délires excessifs de jalousie mettent son couple en péril et sa femme s’éloignera avec ses enfants quand il commence à la frapper. Ses tendances suicidaires qui ne sont pas nouvelles deviennent obsessionnelles.

Initialement poète, il écrit très vite quelques romans expérimentaux dont le succès critique ne conduit pas au succès de librairie. Il a été très marqué par un poème de Robert Graves et particulièrement une « déesse blanche » qui va orienter toute sa vie. Il en deviendra superstitieux, persuadé qu’il ne connaîtra jamais l’amour véritable, et qu’il mourra à 29 ans. Il se reconnaît en Joyce et Beckett dont il deviendra l’ami, renie le récit romancé parce que « la vie ne raconte pas des histoires ». Il veut être au plus prés de la réalité et ne parler que de son expérience personnelle, de l‘immédiateté de son vécu. Ainsi pour écrire « Chalut » il passa plusieurs semaines en mer, sur un chalutier. Il emploie très peu le mot imagination. Virulent, il déclare la forme romanesque « à la fois immorale et esthétiquement méprisable ». Ses romans sont parsemés de novations formelles comme l’introduction de pages noires ou blanches, d’autres perforées qui conduisirent les libraires à les retourner, croyant à un défaut de fabrication. Novations aussi dans sa façon d’écrire tel ce roman où chaque chapitre utilise un style et une technique littéraire différente, ou cet autre qui raconte une soirée dans une maison de retraite de façon chorale en allant decrescendo du plus valide au plus sénile, cet autre encore où le livre n’est pas relié mais mis dans une boîte que le lecteur agencera comme bon lui semble, créant ainsi un objet littéraire personnel et changeant. Cette volonté de rupture avec le roman traditionnel se manifestait aussi en France avec le nouveau roman ou le livre de Marc Saporta « Composition n°1 », ce qui en atténue peut-être le caractère « révolutionnaire » mais montre que Johnson était dans une mouvance qui essayait autre chose même s’il n’aura pas l’audace d’aller encore plus loin.

Ami de Beckett, il fait sienne sa déclaration « Trouver une forme qui rende compte du désordre, telle est maintenant la tâche de l’artiste ». Coe raconte comment Johnson fit usage d’une parabole pour démontrer que « l’écriture peut être un acte politique plus puissant que le terrorisme. » Son avant-gardisme se veut explicitement politique. Il intervient dans la vie politique, notamment pour défendre le pouvoir des syndicats remis en cause par les conservateurs ce qui le conduisit, lui toujours excessif, à se comporter de façon ignoble envers le premier ministre Edward Heath.

Il semble que le milieu littéraire, versatile, lassé de ses excès, l’aie laissé tomber au moment où son couple flanchait. Ses projets de livres, de films, de télévision ne retenaient plus l’attention et quand c’était le cas on en confiait la réalisation à quelqu’un d’autre. Il était, pour la première fois de sa vie peut-être, fatigué. Il faisait le constat amer que « le paradigme de la condition de l’écrivain est que plus vous vieillissez, moins vous avez de choses à dire et plus vous avez du mal à les dire. C’est aussi un paradigme de la condition humaine ». Il mit « un point final à sa vie plutôt que de la vivre de façon malhonnête en prétendant que tout va bien. »

Ce livre est magnifique parce Coe et Johnson se ressemblent un peu. Attachés l’un et l’autre à la classe ouvrière, ce sont des romanciers sentimentaux. Ils n’ont pas choisi la même voie mais ils ont la même intégrité. Jonathan Coe a certainement pris du plaisir à écrire cette biographie. Il ne voulait pas enterrer Brian sous des monceaux de documents ou de témoignages anecdotiques, il voulait être « surpris » et il l’a été. Il a aussi pris partie quand il le fallait, jugeant le suicide vain inutile et agressif contre ses proches. Il a enfin bien mesuré les limites de l’exercice quand il raconte la journée du 17 août 1965 : Johnson travaille merveilleusement bien ce jour là, écrivant 1700 mots en 6 heures et quart. Le biographe n’a rien à dire alors que ce fut une journée où Brian fut heureux. C’est pourquoi il prit la liberté d’imaginer, oui imaginer, une explication toute romanesque à un fragment de vie quand Johnson écrit à propos d’un personnage très controversé : « Michaël voulait aller trop loin et j’avais trop peur de le suivre. »

Un des amis des Johnson apprenant son suicide marmonna, colère et chagrin mêlés : « Va te faire foutre Brian ». Dix ans ont passé et relisant ses lettres « enfin je pleure comme un foutu gamin » « Va te faire foutre Brian » n’était pas une insulte mais un très bel hommage, comme l’est aussi cette chaleureuse biographie superbement éditée.

Jlc - - 81 ans - 17 juillet 2013