Le chantier
de Mo Yan

critiqué par Myrco, le 6 décembre 2011
(village de l'Orne - 75 ans)


La note:  étoiles
Du grand art!
Chine. Révolution culturelle. Dès la première scène, le contexte est remarquablement planté.

Quelque part, près d'un trou perdu de la campagne chinoise, une trentaine d'ouvriers s'activent à la construction d'une route. Le travail est pénible, quasi non rémunéré, les conditions de vie déplorables: abri précaire, crasse, nourriture carencée, insuffisante.
Un jour, le chef de chantier doit s'absenter, il délègue ses fonctions à l'un d'entre eux, et quand le chat n'est pas là... les souris dansent!

Ne prenez pas à la lettre la 4ème de couverture tissée d'inexactitudes et un peu trop racoleuse, ce n'est pas aussi simple... Ces hommes ne sont pas des anges! Ils ont tous à se reprocher des actes peu reluisants ou en tout cas que la société réprouve. Ils ont été envoyés là par les autorités en chantier de rééducation; certains, comme Yang sont venus s'y cacher. Pour autant, ce ne sont pas des criminels, mais souvent des hommes que la misère voire la souffrance psychologique ont conduits à commettre de tels actes.

La misère, en ces temps troublés, c'est d'abord la faim, thème omniprésent: elle justifie les tristes activités de Sun; lorsque Liu se souvient de sa folle équipée vingt ans plus tôt, on se retrouve propulsé en pleine campagne d'affinage de l'acier, quand les autorités débauchaient les paysans qui devaient laisser leur récolte sécher sur pied, prémices de la grande famine qui allait s'ensuivre "le pressentiment d'un malheur imminent avec son cortège de souffrances pour le peuple le fait frissonner" (l'auteur a vécu cela dans son enfance). Au passage, Mo Yan fustige cette politique de soi-disant développement économique porteuse de mort: famine, arbres détruits pour alimenter les "hauts fourneaux", usage inconsidéré des pesticides...

Et justement, parce que ces hommes ressentent le besoin de manger un peu de viande et n'ont pas trente-six moyens de s'en procurer, ils décident de tuer un chien. Encore sont-ils manipulés par un Yang Liujiu qui vise son intérêt personnel derrière cette action pour le soi-disant bien de la communauté.
Je m'arrêterai un moment sur l'épisode du chien car il occupe une place importante dans ce court roman.
N'allez pas voir là sadisme particulier mais simple différence culturelle. On ne trouve là ni plus de sauvagerie (je pourrais vous citer, hélas, maints exemples dans nos campagnes!) ni moins de compassion ou d'affection pour l'animal qu'ailleurs (Liu, le cuisinier a recueilli un petit chien borgne; la douleur profonde de Quiomai témoigne de son amour pour son chien). Il faut avoir le courage de lire l'ultime séance de lutte entre Sun et le superbe animal (p92 à 98). Cette scène atteint de mon point de vue au sublime parce qu'au delà d'un réalisme très dur, elle nous en dit infiniment sur la dualité de la nature humaine incarnée dans le personnage de Sun. Du statut de vil bourreau, il accède un moment à une dimension de noblesse lorsque reconnaissant en son adversaire un véritable héros, il ne demande qu'à lui laisser la vie sauve, trop tard hélas!

Et c'est bien ce qui me semble ressortir de ce roman. Sous leur carapace ou leur bassesse, ces hommes révèlent leurs faiblesses, leur souffrance, leur coeur parfois.
Liu, à l'apparition d'une jeune fille, verra se rouvrir une blessure profonde, une blessure d'amour source d'une conviction obsédante qui se retournera contre lui.
Lai Shu croira tenir à un moment sa chance, une chance qui aurait dû lui permettre d'accéder enfin à une part de bonheur. Son esprit ne pourra en supporter la perte.
Sun, dans une scène poignante, d'une intensité dramatique intense, devra prendre, sous la pression de mesures politiques prises en haut lieu, une décision terrible. Il accomplira son geste avec la seule humanité dont il puisse faire preuve en abandonnant ce qui aurait pu lui permettre de mieux survivre. Et lorsqu'un pressentiment horrible s'imposera à lui, il ne sera que courage, douleur et dignité.
Quant à Yang, victime de son penchant pour les femmes, c'est lui qui se retrouvera finalement piégé dans une histoire sordide.

Ainsi sous le rouleau compresseur de la misère et des évènements, tous se retrouveront broyés, leur vie décapitée.
Quelques années plus tard, le chantier interminable (métaphore de la vie?) continue et la nouvelle génération aborde elle aussi son lot de malheurs.

Quelques mots sur l'écriture. Déjà en 1988 (date de parution du roman dans son pays, Mo Yan se révèle un maître tant dans l'art de la description (cf. la découverte de l'amphore par exemple) que dans celui de la construction romanesque. Le récit n'est jamais linéaire. Il est conçu sur un mode séquentiel passé-présent récent qui s'entrecroise avec les évocations éclairantes d'un passé plus ancien ; ainsi, jouant de ces cassures, l'auteur parvient à imprimer au récit un rythme parfois haletant qui soutient l'intérêt du lecteur. Dans la scène où Bai Quiomai révèle à Yang son lourd secret, le procédé atteint sa quintessence en une sorte de balancement accéléré de la vie à la mort, de la mort à la vie qui s'achève par la superposition , dans l'esprit de Yang, des images des deux femmes qui lui auront été finalement fatales. Du grand art!
Enfin, notons que dans cette oeuvre plutôt noire,la langue,souvent haute en couleur,(ex:les injures de Quiaomai),les traits d'humour ("il se dit que dans ce monde fait de paix et de clarté,une femme n'est pas capable de tuer un homme à cause d'un chien") en rendent la lecture néanmoins savoureuse.
Rouleau compresseur contre grenouille agitée 4 étoiles

Parler d’un livre sans raconter son histoire, c’est possible avec cet auteur glorifié par ses pères.

Mo Yan est de la génération qui a traversé et subi avec difficultés cette Révolution Culturelle abjecte, faisant suite à la misère du Grand Bond en Avant qui lui-même avait succédé à la réforme agraire.

Mo Yan est de la génération qui découvre avec bonheur une autre forme du communisme, la décollectivisation, genre de dictature démocratique du peuple, promulgué par Deng Xiaoping avec par exemple la mise en œuvre de la Révolution Verte. Nourrir la population citadine qui s’accroît de façon exponentielle malgré la mise en place d’une politique de l’enfant unique.

Mo Yan a vu naître la révolte des intellectuels achevée par un carnage tristement célèbre et peut-être même y participer du bon côté, car il était engagé dans l’armée certes, mais dans les télécommunications. Il a vu naître et s’installer l’économie socialiste de marché.

En une vie, l’auteur a connu des changements de société en profondeur auxquels il était partie prenante.

Malgré cette ouverture, cette liberté d'expression à consommer presque sans modération, il n'en demeure pas moins que Mo Yan reste sur les expectatives, littérairement parlant.
Ses écrits restent non engagés, car suffisamment mielleux pour ne pas être censuré comme Jia Pingwa dans "la Capitale déchue", suffisamment discret dans la description de la misère pour ne pas connaître l’interdiction en République Tchèque affligée à Kundera pour son roman "La plaisanterie", comportant suffisamment de talent pour utiliser l’écriture châtrée consistant à ne pas employer les mots et qualificatifs interdits tel que le dénonce Murong Xuecun (Oublier Chengdu titre de son roman phare) dans son discours supprimé lors de la remise de son prix « la littérature du Peuple ».

Voilà toute l'ambiguïté de cet écrivain intelligent qui se réfugie dans le passé pour éviter la censure. Il reste dans le rang.
Et c'est, à mon avis, ce qui transpire à travers les lignes de ce roman.
Des faits, des situations, des personnages cataloguent Mo Yan dans sa fonction d'ethnologue ou plus précisément d’éthologue.
Il utilise le format carte postale « noir et blanc » version témoignage, se rapprochant parfois de la mouture filmée à la Raymond Depardon dans la trilogie « profils paysans ».

Je lis, regarde et m’étonne du fossé qui me sépare de la vie des personnages dont l’obsolescence programmée ne larmoie pas sur la partition de la complainte nostalgique. Ces récits se veulent justes, documentés, précis.
Mo Yan utilise l’intensité des mots tels que cruauté, misère, faim, galère ainsi que ceux correspondant aux vraies valeurs mêlant l’amitié, l’amour, la haine. J’ai retrouvé la même ambiance, les mêmes décors, presque les mêmes personnages à la lecture de "le Radis de Cristal".

La façon dont Mo Yan élabore son récit de fiction le propulse dans la catégorie des dystopies, ou contre utopies, genre de société idéaliste virant au cauchemar.
C'est déprimant à souhait.

Heureusement, l'auteur utilise de temps en temps une forme littéraire dynamique à savoir, le recoupement de deux histoires mises en parallèle, par exemple le meurtre d'un chien avec l'avancée du rouleau compresseur qui relie les campagnes les plus reculées avec la civilisation moderne ; ou, la profanation d'une tombe voyant la résurrection d'une défunte fraichement enterrée et la mise à mort d'un homme condamné à rester cloué au lit jusqu'à la fin de ses jours. Voilà deux maigres échantillons qui permettent de bousculer la monotonie ambiante.

L’auteur est à découvrir certes, mais ne reflète pas, à mon idée, la pensée actuelle et moderne du peuple chinois.

Bertrand-môgendre - ici et là - 69 ans - 15 février 2014


Auteur à découvrir 6 étoiles

Yang Liujiu a été désigné comme chef ad interim d’un chantier de construction d’une route. Cet ouvrage d’art paraît ne mener nulle part, au propre comme au figuré, et les ouvriers semblent aussi désœuvrés qu’incontrôlables. Ils sont mal nourris, en manque d’affection, alors ils tuent les chiens pour améliorer leur ordinaire, flirtent, jouent, se bagarrent ou organisent des combines en tout genre.
L’auteur dépeint une société rurale chinoise dans les années cinquante et le décalage entre la doctrine communiste et les vraies aspirations des gens frappés par une misère matérielle et morale.
Le style de l’auteur est assez original, clairement lié à son origine ; il mêle une certaine forme d’humour à des descriptions réussies de situations parfois hautement tragiques.
Par contre, le lecteur se perd dans des épisodes qui semblent anecdotiques et qui empêchent parfois de suivre aisément le fil du récit dont la chute est sibylline.
Certes il s’agit du premier roman de Mo Yan que je termine, mais je ne crois pas qu’il s’agit de celui que le Prix Nobel de littérature 2012 a le mieux réussi. Il reste cependant une bonne ouverture vers l’univers de cet auteur et donne envie de découvrir d’autres de ses nombreux autres romans. A ceux qui souhaitent découvrir cet auteur, j’en profite aussi pour déconseiller « La joie », qui est littéralement illisible.

Pacmann - Tamise - 59 ans - 13 juin 2013


Cul se sac ! 8 étoiles

Ecrivain chinois, né en 1955, Guan Moye a connu les affres du Grand Bond en avant et de la Révolution culturelle (Faim, rééducation ..)
En 1981, il publie son premier roman, "Radis de Cristal" et prend comme nom de plume Mo Yan, "celui qui ne parle pas". Sa reconnaissance est immédiate.

Dans ce roman, nous suivons une troupe de "travailleurs civils révolutionnaires" (comprendre, des "rééduqués" réquisitionnés pour les travaux publics) contraints de construire la "route de la révolution prolétarienne".
Une route dont ils ne savent rien sauf qu'elle véhiculera la pensée de Mao Zedong.
Mais le chantier avance peu car les hommes sont abandonnés à leur sort, mal nourris, logés dans des baraquements insalubres.
Perçus comme des étrangers et des voleurs, ils doivent éviter les villages alentours.

L'auteur dresse un constat sans concession de la Chine à l'époque de la révolution culturelle. Faim et violence sont omniprésentes. La misère du petit peuple chinois qui interpelle le pouvoir socialiste.
Le style est agréable, teinté d'humour et d'ironie malgré quelques scènes difficiles.
On s'inquiète pour les principaux personnages aux histoires personnelles lourdes.

Une Révolution qui fait... fausse route !
Très bon moment de lecture.

Frunny - PARIS - 59 ans - 30 septembre 2012


Dépaysant et familier ; tragique avec humour 10 étoiles

Ce livre est fascinant . Qu’ ajouter à la critique de Myrco ?
Il y a dans les descriptions qui accompagnent le récit une précision de script de cinéma. L’auteur ne se contente pas de nous guider dans un récit , mais il nous donne à voir chaque scène avec des annotations de couleurs , d’éclairages , de sons et cela sans aucune lourdeur. Le texte traduit auquel nous lecteur francophone avons accès est vraiment agréable.
L’humour perce régulièrement dans ces récits sombres. Dans une scène très drôle, la difficulté d’un nouveau chef et de son adjoint à instaurer un début de discipline militaire se heurte à l’incompréhension sincère de ce groupe d’homme plus ou moins livrés à eux-mêmes . En voici un court extrait:
« Les ouvriers ne bougent pas éparpillés dans toutes les directions
J’ai dit rassemblement . C’est clair oui ou non ? Deux rangs face à moi , les chefs de file au sud , c’est clair cette fois s’impatiente le chef Wang.
On vous demande de former les rangs , de faire deux files dit Wu Dong
Les ouvriers tout intimidés forment un amas compact. Certains grimacent sans qu’on sache s’ils rient ou grognent, d’autres se frottent le derrière.
Le chef Wang empoigne deux ouvriers de haute taille et les plante là comme on repiquerait des poireaux. Rangez-vous derrière eux dit-il
Deux rangs mal alignés finissent tant bien que mal par se former.
Wang secoue la tête et dit : alors ça y est à la fin Garde à vous , Garde à vous ! Mais qu’est-ce que vous avez à gigoter encore » [etc. etc.] Un nouvel incident incongru met un terme à cette première séance.
Tout le long du roman ,aucun des protagonistes ne semble d’ailleurs manifester d’un engagement révolutionnaire dépassant la langue de bois nécessaire à la survie ou servant des calculs d’intérêt personnel.
Malgré les scènes difficiles qui jalonnent le récit , celles-ci n'ont pas la complaisance sadique gratuite de certains auteurs de polards.

Nav33 - - 76 ans - 21 janvier 2012