Le poisson-scorpion
de Nicolas Bouvier

critiqué par Vigno, le 7 août 2002
( - - ans)


La note:  étoiles
Un voyageur écrivain? Non, un écrivain voyageur!
Il y a bien des façons de découvrir un livre, dont le hasard. J'étais à Genève quand Nicolas Bouvier est décédé. Je me suis précipité pour acheter le Poisson-Scorpion, parce que tout le monde en disait beaucoup de bien. J'ai lu le livre quelques semaines plus tard, lors d’un voyage à Vienne. Depuis, j’ai relu ce livre à deux reprises, dont hier. Par désoeuvrement, je bouquinais dans ma bibliothèque. J'ai ouvert le Poisson-Scorpion et n’en suis ressorti que tard dans la nuit. Ce matin, j’ai terminé le livre et me voici en train d'en rendre compte, empreint de cette exigence face aux quelques livres qui nous touchent profondément.
Après avoir pérégriné, pendant deux ans, avec Thierry Vernet, de Genève jusqu’en Afghanistan (Voir L'Usage du monde), Nicolas Bouvier poursuit seul son voyage aux Indes. Vernet s'est rendu au Ceylan avec sa fiancée venue l'épouser. Ils proposent à Bouvier de venir les rejoindre à Galle. Sur place, pas de trace des amoureux, « partis amaigris, l'œil strié de jaune, les nerfs à bout », retournés en Europe, « étrillés par le climat ».
Bouvier va passer plusieurs mois dans cette ancienne colonie anglaise, malade de typhoïde, flirtant avec la déraison (« Mon esprit m'échappe de plus en plus souvent. »), dans un pays qu’il comprend trop mais qu'il ne parvient pas à intégrer, à bout de ressources financières et psychologiques. Plutôt seul, en conflit latent avec ses proches, c'est à l'armada d’insectes (cancrelats, blattes, bousiers, scolopendres, scorpions, fourmis…) qui partagent sa chambre qu’il se raccrochera pour tenter de survivre dans cet enfer de chaleur qui tue toute initiative. Détruit le cliché du voyageur qui s’enrichit des belles rencontres, de la découverte des lieux : « On ne voyage pas pour se garnir d'exotisme et d'anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu'on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. »
Comment expliquer que le voyageur initié qu’il était devenu puisse ainsi perdre pied? Faute d’orgueil? « J'avais deux ans de route dans les veines et le bonheur rend faraud. Il me restait à l’apprendre. Tout doucement. » Le pays lui-même? « Ce soir, j’étais dans une île. Je n'avais pas l'expérience des îles qui posent et résolvent les problèmes à leur façon. Ce qu'on apporte dans une île est sujet à métamorphoses. Une île est comme un doigt posé sur une bouche invisible et l’on sait depuis Ulysse que le temps n'y passe pas comme ailleurs. » Le climat? « Pendant le jour interminable, il (le soleil) pèse sur les plantes, les hommes, les idées pour les faire mûrir et pourrir au galop et nous empoisonne comme une mauvaise absinthe avant de plonger en fumant dans la mer avec une débauche de couleurs vineuses, fortes et d’ailleurs vite éteintes qu’il emporte avec lui. » Un chagrin d’amour? « J'étais parti trop loin et trop longtemps. Tout ce que j’avais pu lui écrire ne m'avait pas empêché de devenir une ombre. J'allai prendre dans ma valise la photo qui m'avait si souvent porté secours et regardai une dernière fois ce visage éblouissant avant d’y mettre le feu avec mon briquet. »
De cette pénible expérience pour « le pauvre petit lettreux baisé par les Tropiques », Bouvier enrichit la philosophie du voyage : « Voyager : cent fois remettre sa tête sur le billot, cent fois aller la reprendre dans le panier à son pour la retrouver presque pareille. On espérait tout de même un miracle alors qu'il n’en faut pas attendre d'autre que cette usure et cette érosion de la vie avec laquelle nous avons rendez-vous, devant laquelle nous nous cabrons bien à tort. » Ou encore : « On ne voyage pas sans connaître ces instants où ce dont on s’était fait fort se défile et vous trahit comme un cauchemar. Derrière ce dénuement terrifiant, au-delà de ce point zéro de l'existence et du bout de la route, il doit y avoir quelque chose. Quelque chose de pas ordinaire, un vrai Koh-I-Nor c’est certain pour être à ce point gardé et défendu. Peut-être cette allégresse originelle que nous avons connue, perdue, retrouvée par instants, mais toujours cherchée à tâtons dans le colin-maillard de nos vies. »
En fait, Bouvier va rester sur place, ne bougeant guère de Galle, empruntant quand même aux habitants, ne serait-ce la route de l'occulte, lui aussi finissant par fréquenter l'ombre des disparus, tel ce padre, mort depuis six ans, qui l’aide à la tombée de la nuit à peaufiner les articles qu’il écrit pour des magazines. D'ailleurs, ses articles lui vaudront un prix de 1300 roupies, décerné par la « meilleure revue de l’Ile », argent qui lui permettra de « passer au Japon, y guérir, y vivre un temps», non sans un dernier adieu de sa ménagerie : « Dans les fissures et lézardes de mon logis, je voyais pointer pinces, dards, élytres. Toute ma ménagerie me disait anxieusement adieu. Sur la crédence hollandaise, le poisson-scorpion étendait son parasol venimeux dans les quatre directions de l'espace. À côté du bocal, un petit crabe rose comme une joue se serrait les pinces en signe de deuil. »
Où le voyage est un échouement 7 étoiles

Après avoir voyagé de Belgrade jusqu’au Pakistan pendant un an et demi en compagnie de son ami dessinateur Thierry Vernet – périple qu’il relate dans L’Usage du monde, son livre le plus célèbre – Nicolas Bouvier traverse l’Inde et arrive à Ceylan où il séjourne neuf mois. Mais si "les prospectus assurent que l’Île est une émeraude au cou du subcontinent" indien, elle sera pour Nicolas Bouvier "le séjour des mages, des enchanteurs, des démons."

Amaigri, malade et reclus dans une chambre minable qu’il partage avec des bataillons d’insectes en tout genre, l’auteur nous offre un récit qui se présente comme l’antithèse des récits classiques du genre. Ici, le voyage n’est ni désir d’ouverture sincère à l’autre, ni rencontres riches de la différence de l’autre, vertus que le voyage révèle d’ordinaire. Au contraire, le séjour de Bouvier s’apparente à celui d’un naufragé échoué dans un quelque part tropical en forme d'impasse, comme le point final d’un voyage qui l’a éreinté : "On ne voyage pas pour se garnir d'exotisme et d'anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu'on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels."

L’état physique et psychologique de l’auteur lui retire la lucidité nécessaire pour regarder avec une objectivité minimaliste la société et l’environnement dans lesquels il s’enlise. Tout apparaît déplaisant, voire malveillant : le soleil et la chaleur moite qui pèsent sur les idées et les mouvements, ses fréquentations dont certaines excellent dans la fourberie ou dans l’absence de commisération, l’île même dont il se sent prisonnier. Dans ce long dépérissement, l’auteur finit par fréquenter des fantômes, tel le Père Alvaro, mort depuis six ans.

Contrastant avec l’entrain et la gaieté du récit dont il fait suite, Le Poisson-scorpion n’en reste pas moins un modèle de récit de voyage. En outre, il évoque un thème rarement abordé dans ce genre littéraire : celui du voyageur égaré et désemparé, replié dans sa solitude et sa détresse. Enfin, Nicolas Bouvier n’a pas d’égal pour décrire ses voyages : la langue est magnifiée par un vocabulaire soutenu, riche de mots rares et précis, qui donne une poésie et une profondeur d’âme au récit.

Nomadisant - - 48 ans - 12 novembre 2019


Sans GSM ni GPS ! 7 étoiles

A la pointe de l'Inde il existe une île jadis appelée Ceylan et dénommée maintenant Sri Lanka.
L'auteur nous fait le récit de son voyage dans ces contrées lointaines. Un style chatoyant, riche et coquin, détaille la vie là-bas, ces étrangetés qui nous paraissent lunaires et que l'insulaire regarde d'un oeil amusé.
Nous sommes en 1981 quand Gallimard publie ce texte : Mitterrand vient d'être élu, les otages américains de Téhéran viennent d'être libérés et le président égyptien Anouar el-Sadate est assassiné et avec lui des espoirs de paix entre Israël et les états arabes.
Nicolas Bouvier voyage sans GSM et sans GPS dans un univers si différent.
Une après-midi de lecture intéressante.

Monocle - tournai - 64 ans - 11 septembre 2018


Chaleur et solitude 9 étoiles

Un récit de voyage immobile ou presque. Usé par la maladie et les soucis financiers, l’auteur passe plusieurs mois à Ceylan. La chaleur qui écrase tout, l’observation des insectes qui envahissent sa petite chambre, les rencontres parfois étranges qu’il fait ou qu’il imagine et aussi ses états d’âmes sont magnifiquement racontés. On ne peut être que séduit par la belle écriture de Nicolas Bouvier qui sait comme personne rendre une atmosphère ou dresser un portrait. Merveilleuse lecture !

Kabuto - Craponne - 64 ans - 14 juillet 2017


Par petites touches 8 étoiles

Certains auteurs n’écrivent que de la fiction. Nicolas Bouvier s’appuie sur ses expériences de voyages pour nous faire partager les émotions qu’il peut ressentir. Que les choses soient claires ; il ne raconte pas ses voyages. Comme un peintre impressionniste, il met de petites touches de ci de là sur la feuille blanche pour composer un tableau plus sûrement qu’un récit linéaire et circonstancié. Il s’appuie sur des épisodes particuliers pour en exposer simplement sa philosophie, son ressenti d’écrivain-voyageur.
Le poisson-scorpion est conçu comme un recueil de petites nouvelles, en fait de petits chapitres qui émaillent un voyage à Ceylan (le Sri Lanka maintenant). Le premier chapitre le voit quitter le Sud de l’Inde, le second est une rencontre avec un douanier, …
« En une heure je n’avais croisé qu’un paysan efflanqué qui trottait sur le bas-côté, les orteils en éventail, portant sur la tête un fruit vert d’une odeur si offensante et d’une taille si incongrue qu’on se demandait s’il s’agissait d’une grossière imposture ou d’un accessoire de comédie. Je pensais m’être fourvoyé et m’apprêtais à faire demi-tour quand j’aperçus à travers la sueur qui me piquait les yeux un long éclair d’argent porté par une silhouette avantageuse campée au milieu du chemin. C’était un gros gaillard hors d’haleine, le poil jaillissant des oreilles, dans un uniforme de la douane impeccablement repassé. Il me demanda en roulant les prunelles si j’allais sur Negombo. Il tenait sous le bras un espadon à l’oeil encore frais, assez lourd pour lui faire fléchir les genoux, qu’il déposa à l’arrière de la voiture sans même attendre ma réponse. Je gardais là un grand coutelas népalais qu’il se mit à tripoter avec sans-gêne.
Strict-ly-for-bid-den-to-have-this-kind-of-weapon-on-the-Island, fit-il avec cet accent du Sud où l’anglais est carrément passé à la friture. »
Après le douanier, il va arriver à la petite ville où il devait retrouver ses amis, partis, et il va résider dans ce coin du bout du monde. Le dernier chapitre nous présente son brusque départ. Il va laisser dans son bocal le poisson-scorpion qu’on lui avait donné :
« J’ai laissé sur la table l’argent que je devais à l’aubergiste et j’ai regardé une dernière fois cette soupente bleue où j’avais été si longtemps prisonnier. Elle vibrait d’une musique indicible. »
La musique de Nicolas Bouvier. Indicible ? Peut être pas, mais poétique et humaniste, sûrement.

Tistou - - 68 ans - 11 mars 2006


Ceylan la maléfique 4 étoiles

A la fin de sa descente de l'Inde , Bouvier prend le bateau et s'enfonce dans l'île maléfique pour lui de Ceylan . Il doit rejoindre ses amis , mais il finit par se retrouver seul , pauvre et malade dans le sud de l'île . Il rend bien cette impression d'écrasement par la chaleur et la lourdeur du climat tropical de même que son sentiment d'abandon , de manque total d'inspiration . Bouvier va mal et nous transmet son mal . A part quelques descriptions et des écarts dans le fantastique et le surréalisme , peu de choses à tirer de ce livre qui donne une piteuse impression du voyageur qui s'enlise ou qui s'effondre quand l'équilibre est rompu parce qu'il s'est arrêté , comme le cycliste qui doit toujours avancer sous peine de tomber . Plutôt déçu par un livre qui ressemble plus à une ébauche , une suite d'impressions confuses voire d’élucubrations sans grand intérêt . Pas de quoi crier au chef d'oeuvre .

CCRIDER - OTHIS - 76 ans - 13 novembre 2004


Un voyage éprouvant! 9 étoiles

Nicolas Bouvier est né en Suisse en 1929 , photographe, écrivain et grand voyageur, il est mort en février 98 à Genève.
Il nous propose ici le récit d'un séjour solitaire dans l'île de Ceylan, où, arrivé sans le sou et affaibli, l'auteur fait lentement naufrage, enlisé dans la solitude et la maladie, frôlé par la folie.
L'île de Ceylan est certainement un paradis pour la flore et les insectes, mais nous apparaît plutôt comme un enfer pour les hommes: chaleur et humidité, mousson et pauvreté, et une atmosphère de magie noire qui enrobe tout!
Cet ouvrage mérite que l'on s'y intéresse, on y rencontre la sagesse et l'espoir.
La plume de Nicolas Bouvier, précise et savante, reste toujours poétique malgré les épreuves.

Léonce_laplanche - Périgueux - 88 ans - 26 octobre 2004


Un voyage intérieur 10 étoiles

J'ai découvert Nicolas Bouvier en 1998, suite au changement de nom de mon (ancienne) école qui a prit son nom. On a lu "le journal d'Aran et autres lieux" qui malgré son vocabulaire ardu et la philosophie de l'auteur m'a beaucoup plu, je me suis acheté "le poisson-scorpion" il y a un an. Je trouve que ce récit est le juste mélange entre les impressions de voyages et la pensée de l'auteur. Pendant tout le livre on se demande ce qui le retient ici, lui non plus ne le sait pas et on assiste non seulement à son voyage extérieur, mais aussi à son voyage intérieur. un grand livre.

Killeur.extreme - Genève - 42 ans - 6 juillet 2003