L'instant : La Créüside
de Magda Szabó

critiqué par Tistou, le 5 octobre 2011
( - 68 ans)


La note:  étoiles
« L’Enéide » réécrit
« L’Enéide », de Virgile, réécrit, à telle enseigne que Magda Szabo sous-titrera son ouvrage « La Créüside ».
« L’Enéide », la geste d’Enée, entre la chute de Troie, sa fuite vers Carthage puis le Latium pour y fonder Rome (Enée avait été « tuyauté » par les Dieux, sa maman notamment, Vénus, pour ce destin). L’Enéide dans laquelle, au départ de sa fuite, et afin que les desseins des Dieux s’accomplissent – recréer l’empire Phrygien au Latium et pour ce faire épouser Lavinia, la fille du roi local – il était indispensable que Créüse meurt. Et dans l’Enéide, Enée sauve son père et son fils, va à Carthage et finit par arriver au Latium …
Dans « La Créüside », Magda Szabo s’offre un droit de regard, ne juge pas le deal imaginé par les Dieux comme politiquement correct et fait une légère retouche. Créüse, qui sait qu’elle va mourir au moment de prendre le bateau qui leur fera échapper à la chute de Troie, fait un arrêt sur image, tue Enée et se fait passer pour lui. Son corps est féminin ? Qu’à cela ne tienne, il suffira de dire que pour protéger la fuite d’Enée les Dieux lui ont donné l’apparence de sa femme, Créüse ! (des sacrés tocards au passage, ces Dieux, incapables de faire respecter leurs décisions, à en croire Magda Szabo !)
Enée éliminé, Magda Szabo relance l’image. Nous seuls – ou peu s’en faut – savons qu’en fait il s’agit de Créüse et l’Histoire reprend son fil, ravaudé par la Hongroise. Un sacré défi quand même !
Magda Szabo a déclaré qu’elle avait porté en elle cet ouvrage soixante ans et qu’il était finalement né à l’édition l’année où tombait le Mur de Berlin. Elle s’en explique très complètement dans un imposant Avant-propos qui retrace la genèse de « la Créüside », replaçant cette création dans son contexte politique et historique :

« …et nous avons tenté de fonder une patrie, on nous a privés de notre jeunesse, de notre ambition, cela a entraîné pour chacun de nous des complications diverses, comparables à de funestes aventures mythologiques où le corps et l’esprit sont broyés. Il ne nous est plus resté qu’une vie irrémédiablement gâchée, sous la chape de plomb de l’histoire, une vie qu’une reconnaissance tardive, des distinctions ne peuvent guère ressusciter. Il n’est pas facile de supporter les années qui restent encore, ni le sourire qu’on adresse aux braves petits vieux que nous sommes. Il était une fois après la Deuxième Guerre mondiale une jeune génération ambitieuse, désireuse de poursuivre la tradition de Babits, ces jeunes connaissaient toutes sortes de prouesses stylistiques et poétiques, mais comme on dit en Phrygie : cinq roues c’est trop, trois, ce n’est pas assez, il vaut mieux qu’il n’y en ait pas une seule, … »

Quoiqu’il en soit l’œuvre est impressionnante, de détermination, d’inventivité, de clarté. Elle impressionnera encore davantage les férus d’histoire grecque antique pour qui Enée et Créüse sont déjà des familiers.
En tout cas Magda Szabo a dû effectivement se régaler parce qu’une fois sortie de l’ornière de la conformité à l’histoire, elle peut continuer à raconter l’histoire mais sous une perspective totalement nouvelle. Et subversive.
Etonnant.