Le bruit solitaire du coeur
de Henri Troyat

critiqué par Sissi, le 26 août 2011
(Besançon - 54 ans)


La note:  étoiles
La nostalgie de la Russie...
Paris. 1968. Igor Dimitrievitch Lébédev, quatre-vingt-treize ans, vit en France depuis près de cinquante ans, ayant fui les Bolcheviks après la révolution de 1917 en Russie, mais il est resté fondamentalement russe, fréquentant assidûment la communauté de ses anciens concitoyens « On se réunissait entre gens d’une même terre, d’un même passé », parlant le russe autant que faire se peut et ayant choisi pour ça un médecin russe et pas un autre, lisant le journal « La pensée russe » de la première ligne à la dernière alors qu’il écarte les autres quotidiens après en avoir vaguement regardé les titres.
Veuf, il vit avec Zénaïade Antonovna, la vieille gouvernante, qu’il exècre autant qu’il a résolument besoin d’elle, tant elle est « inamovible » et ancrée dans son quotidien tout comme dans un passé regretté qu’elle incarne finalement à elle seule à présent.

Alors que les évènements de 1968 éclatent, et que sa mort se profile de plus en plus, Igor se plonge chaque jour un peu plus dans son passé, celui de la grande Russie d’autrefois, cette Russie natale dont le sort est lié inexorablement au sien; les époques et les évènements se mélangent, entre lucidité et confusion.
Dépassé par la modernité, qu’elle soit politique ou morale, Igor n’en refuse pas moins une vieillesse qui devient malheureusement de plus en plus flagrante : « il se sentait mortifié dans son honneur, réduit à l’état d’enfance par ses enfants mêmes ».
Devenu acerbe, égoïste, il peine à se réjouir du bonheur des autres. Ainsi à la naissance de son arrière-petit-fils, dont il exècre le prénom français d’ailleurs :« Ce nouveau venu ne lui était rien. Comment s’intéresser à un être qu’il ne verrait même pas grandir ? »

En quelque sorte déjà parti mais s’accrochant malgré tout à la vie, il est partagé entre l’envie de continuer à vivre et celle de s’en aller au plus vite d’un univers dans lequel il ne se reconnaît plus.
De plus en plus déconnecté du réel, des problèmes quotidiens de ses deux fils, il oscille entre deux mondes, un qui est révolu et un autre qu’il ne connaîtra pas et qu’il ne souhaite finalement pas connaître.
« Il ne savait que demander à Dieu en ce moment : de la maintenir en bonne santé ou de hâter son départ. »

Un très beau texte, qui dévoile l’intériorité d’un homme en fin de vie, un homme déraciné, qui a dû quitter son pays, la vie qu’il avait construite là bas, qui a perdu sa femme et qui se meurt un peu seul, même entouré des siens, parce qu'il est finalement toujours resté un peu ailleurs...


Henri Troyat dédie ce livre à son père, et il agrémente cet hommage d'une belle citation de Colette:

"Je vogue donc vers ce large
où ne parvient que le bruit
solitaire du coeur..."

"Le Fanal bleu"