Nuits bleues, calmes bières : Suivi de l'Orage
de Jean-Pierre Martinet

critiqué par Stavroguine, le 10 août 2011
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
La solitude
Deux courtes nouvelles sont réunies dans ce petit recueil publié chez Finitude.

La première, Nuits bleues, clames bières, rédigée en 1978 et qui prête son nom au recueil, met en scène un homme décédé récemment et auquel Martinet ne juge pas utile de donner un nom. Il faut dire qu’il « occupait si peu de place, déjà, de son vivant… Désormais, il était tranquille. On ne lui téléphonait plus ». L’homme, d’ailleurs, ne semble d’abord pas vraiment certain d’être décédé (« A force d’absences répétées, il avait dû, un soir d’ivresse lourde, franchir sans s’en rendre compte, et pour toujours, une frontière invisible. On ne lui avait pas demandé ses papiers. Personne ne s’était inquiété de sa disparition. ») et c’est un télégramme qui finalement le lui confirme (« Il l’avait ouvert en tremblant, puis, en lisant le texte, il avait éclaté de rire. »). Cependant, sitôt enterré « sous le ciel de gouache grise », l’homme s’empresse de descendre les quelques bouteilles de Killian’s qu’il avait pris soin de placer dans sa bière (ça tombe bien !) et, aussi revigoré qu’un Popeye l’eut été par une boîte d’épinards, défonce le bois de son cercueil, repousse la pierre tombale et s’en revient errer dans le monde des vivants.

La trajectoire est inverse dans la seconde nouvelle du recueil, L’orage, que Martinet écrivit à Noël 1972. Martha, la vieille dame de soixante-seize ans qui en occupe le premier plan, est encore bien vivante, mais depuis qu’elle avait senti des regards sortis de soupiraux faiblement éclairés la fixer méchamment lors de sa dernière sortie en ville, elle avait verrouillé sa porte « et ne l’ouvrait plus, désormais, que pour sa femme de ménage qui lui apportait un maigre repas tous les deux jours ». Martha demeure donc prostrée chez elle et croit entendre monter du cadre de son lit les ricanements des divinités de la foudre, « des petites filles malingres aux cheveux rouges qui vivaient cachées dans les groseilliers et riaient bêtement chaque fois que survenait une catastrophe ou qu’un homme mourrait de mort violente sans avoir reçu l’extrême-onction ».

On l’aura compris, il plane comme une ombre de solitude au-dessus de ces deux nouvelles dans lesquelles deux êtres, plus ou moins volontairement et alcool aidant, se sont retirés d’un monde qui ne leur a jamais prêté la moindre attention. Ainsi, dans Nuits bleues, calmes bières, l’homme constate avec un désarroi dissimulé que « dans son quartier, personne ne portait le deuil. La vie continuait comme avant. Il avait donc laissé bien peu de traces. Cela le réjouit plutôt. Il regretta d’autant moins d’avoir gaspillé si peu d’amour, dans sa courte vie. S’il avait su, il aurait été encore plus parcimonieux ». Ce manque d’amour criant vis-à-vis des freaks et des déshérités qui peuplent l’œuvre de Martinet confine à l’hostilité, du moins perçue, dans L’orage : « L’orage grondait toujours, très loin, mais ne semblait nullement disposé à éclater. Il rôdait autour de la ville comme une guerre lointaine. C’était l’heure des terreurs vagues dans les couloirs, l’heure où les habitants des caves, les divinités tranquilles des greniers, s’apprêtent pour la nuit : les meubles craquent, les animaux vous fixent étrangement, des fissures apparaissent dans les murs ou au plafond. Les bohémiens, aux portes de la ville, aiguisaient leurs couteaux. Leurs chansons parlaient de gorges tranchées, de chevelures blondes, d’amour et de sang ».

Les personnages de Martinet crient leur manque d’amour et leur solitude, et il semble être le seul à les entendre, à les traiter avec douceur et tendresse, comme s’il ne comprenait que trop bien ce qu’ils ressentaient, ces êtres sortis de sa plume et surtout de son cœur. Martinet est un de ces freaks, il nous décrit un monde sans lien social, où l’on n’est que toléré tel un mort dans le monde des vivants. Face à cet abandon, ce désintérêt du monde pour l’individu, les êtres se dessèchent et se réfugient dans la solitude (« De trop aimer, on n’aime plus. Alors on tire sur soi le couvercle de son cercueil, comme le dormeur sa couverture, lorsqu’il fait froid. ») et les choses deviennent pires encore car les solitaires inquiètent, on leur préfère les joyeux, les criards, les vains, ceux qui se fondent dans la masse. Etre différent et le revendiquer - ou juste, ne pas le dissimuler -, c’est le plus haut crime ici-bas.

Que reste-t-il à faire ? Rien. Il n’y a rien à faire. Tout au plus peut-on essayer de trouver un refuge précaire dans l’alcool, mais ça ne résout rien : le monde de dehors ne veut pas des freaks, ne veut pas des vieux, ne veut pas des morts ; il ne veut pas de tendresse, il ne veut pas d'amour, il ne veut pas de beauté. Quand vient la fin, on ne trouve pas le sommeil, « déchirant les draps de ses ongles, comme le corps d’une femme qui n’est plus là depuis longtemps, et qu’on voudrait encore aimer » – il faut tout le talent de Martinet pour écrire une phrase si belle et si triste, douloureuse, et lourde de sens. Il faut tout le talent de Martinet pour nous ramener à nous-même et nous rendre si flagrant ce qui nous manque pour qu'un jour, même s'il n'est plus là, ça change. C'est pour ça qu'on écrit.