La barbarie ordinaire
de Jean Clair

critiqué par Gregory mion, le 29 juillet 2011
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Zoran Music, le peintre animiste.
Comment représenter l’indescriptible ? Donc : comment exprimer par le silence de l’art ce à partir de quoi le discours s’est absenté ? Le trait caractéristique de la peinture de Music, du moins sa peinture « concentrationnaire », c’est la traduction littérale de ce qui a perdu son trait de caractère, de ce qui a vu se désintégrer le moindre atome de son idiosyncrasie. Un corps dont les yeux globuleux trahissent la maigreur renseigne sur une imminence de la mort au détriment d’une expression humaine. La désorganisation d’un visage torturé par la réclusion exacerbe l’œil, cette substance gélatineuse dont Derrida écrivait qu’elle est la seule chose du corps à ne pas vieillir en apparence. À Dachau, Music a engrangé des visions lancinantes, incapable d’abord de les rationaliser, sinon à travers des esquisses, des croquis et des épures, sources primitives de sa future remémoration qui prendra acte dans les années 1970.

Dans les yeux globuleux des victimes émaciées, entassées et comparables à des « stères de bois » (Music était frappé par l’image des montagnes de cadavres desquelles on aurait tranché tous les arbres des forêts, comme si la montagne prenait étrangement de l’altitude au fur et à mesure des arrachements meurtriers de son sol), on ne distinguait pas de réponse intersubjective, pas de réplique différée, ni même la trace d’une identité ultime à travers la rigor mortis des faciès éprouvés, parce que derrière la protubérance des yeux on avait phagocyté tout principe d’une vie interne à partir de laquelle on aime imaginer la circulation de l’âme – les yeux sont fenêtres des âmes, on le sait bien, ou on voudrait bien s’en persuader. Au creux de ces regards amputés, quasi-énucléés, pourtant, aucune âme qui vive, rien que la déréalisation de l’esprit en complément de l’amenuisement institutionnalisé des présences organiques… Plus que la peau sans la surface des chairs, plus que des yeux dépourvus d’une figure vivante où poser l’ancre d’une expression humaine ! Music regardait, scrutait malgré lui, se voyait finalement imposer ce paysage de montagnes sans âmes, et c’est ainsi qu’il se faisait enseigner une partie capitale de son art par l’intermédiaire de cette Académie de l’Enfer. Heureusement qu’aux Beaux Arts de Zagreb, Music avait appris la dissection pendant ses cours d’anatomie. Aujourd’hui cette UE a disparu des universités, mais à l’époque de Music, sans qu’on ne le présage, cela fonctionnait incidemment comme la domestication de l’esprit en vue des prochaines épreuves que la vie ferait subir aux déportés. Il fallait quelque part que les artistes soient prêts à peindre des portraits auxquels on aurait fait perdre la face. C’est le paradoxe dérangeant du portrait sans visage, où la tête minimisée par la taille des yeux surmonte un corps où la taille importante des sexes évoque une dernière hauteur de la vie. L’enflure du pénis accentue le déminage des musculatures, tandis que l’outrecuidance du regard exorbité par la maigreur fortifie l’émotion brute en faisant oublier l’éthique d’un visage. On ne pouvait faire des portraits de ces « pièces » et de ces « arrivages », pour employer le vocabulaire chosifiant du Troisième Reich, en revanche on pouvait s’adonner à l’exercice artistique de la mortification des corps objectivés car volontairement vidés de leur subjectivité. En figurant les défigurations, en ne faisant abstraction de rien, Music ne joue donc pas la symbolique abstractive de l’art contemporain, il fait figure de témoin oculaire-oraculaire étant donné qu’on ne peut immédiatement comprendre de telles horreurs, rapatriant dans la peinture le sursaut esthétique des derniers hommes à jamais retournés dans l’humus des origines. Il restitue à la négation des visages des regards ramenés à la vie par contumace. Music est en ce sens moins un portraitiste qu’un animiste.

En dépit de son pinceau anatomiste par défaut, de ses « planches » médico-légales des morgues à ciel ouvert, Music n’inaugure aucune école en constituant par le médium artistique la dimension propositionnelle d’un monde duquel le langage avait dû provisoirement se retirer, faute de détenir les clés assertives de ce qui se donnait à voir. D’ailleurs Music ne fait pas école, il se souvient en peignant, et nul ne peut espérer avoir un jour à se ressouvenir de pareilles abominations qu’il aurait vécues. Pour expliquer les inspirations formelles de Music, Jean Clair mentionne toute une tradition de la peinture au corps à corps, voire de la peinture intentionnellement inquisitrice des faiblesses, en l’occurrence la peinture avide de montrer la désappropriation de la vie dans les corps. En 1935, au musée du Prado, soit neuf ans avant ce qu’il n’allait cesser d’avoir sous les yeux à Dachau, Music fit la découverte du Triomphe de la Mort, de Bruegel. Sur ce tableau, on distingue l’affrontement des squelettes et des résistants humains. Inversion des rôles dans un carnaval sépulcral, bousculades cosmologiques, et perturbations des « lieux naturels » chers à Aristote : les morts squelettiques dominent alors que les hommes braves, dans leurs chairs sensibles, s’essoufflent de résister contre des allégories de l’éternité vindicative. À Dachau, Music souhaita peut-être que la communauté des anorexiques rejouât le triomphe de Bruegel en face des obèses de l’institution nazie, ou plutôt, dans un esprit de justesse descriptive, des boulimiques de la rationalisation mortifère, ces mauvais cartésiens qui pensaient transférer la conception de l’animal-machine dans leur propre extension du règne animal via l’intégration des peuplades prétendument inférieures, indignes d’être aryennes, à peine dignes qu’on ne leur crève pas les yeux ni qu’on ne les surprenne à leur trancher le sexe.

Ces résonances sombrement colorées et inquiétantes de Bruegel, Music en a été l’héritier moins oblique au contact d’un art autrichien préoccupé par le macabre, mais plus généralement d’un art germanophone (ou germano-chrome) qui se contentait de dédire l’existence pour, peut-être, conjurer la possibilité d’une diction épouvantable dont on avait commencé malheureusement à percevoir les prodromes d’une sémantique pendant la Première Guerre Mondiale. Apatride après avoir été voyageur d’une Europe qui se sentait en sécurité (Zweig est même allé jusqu’à parler d’un « Welt der Sicherheit », un monde plein de sécurité, comme le note Clair), Music a désappris en avance les forces vives du « bios » en se formant implicitement au « nomos » de la mort, cette loi implacable qu’il allait vivement retrouver dans le tempo concentrationnaire, soit l’arythmie de la vie, crise cardiaque de tout amour, de tout désir et de tout « pourquoi ». Les artistes de cet apprentissage spécial se nommaient Grosz, Dix, Klimt, Boeckl ou Schiele. Avec eux, Music sommait le pinceau de s’écrier « ecce homo » dans les termes de la négation. Le pauvre ! Il ignorait encore qu’il devrait se confronter au règne des médiocres surhommes (car les Allemands de la nation hitlérienne n’avaient rien compris à Nietzsche), qu’il aurait à activer son pessimisme de la force, et qu’il lui faudrait oser brandir discrètement la lanterne de l’art, si cela est acceptable en dépit du pléonasme, afin de prévenir la mémoire de l’amnésie grâce à l’anamnèse figurative d’une maladie qu’on appelle crime contre l’humanité.

Tout ce livre de Jean Clair, mené par un style volontairement cosmopolite, raconte la difficulté de peindre ce qui ne peut en fin de compte ni s’abstraire ni se figurer. Rejetés par la mort à cause de leur indignité présumée et expulsés du vivant en raison de la malédiction du national-socialisme, les hommes niés des camps de concentration sont dans un état transitionnel permanent, imperméables aux bonnes intentions de l’ontologie. Morts-vivants, on l’a souvent entendu dire quand on s’est aventuré à parler d’eux. Pour ma part, j’irais plus loin en parlant de crypto-morts-vivants dans la mesure où, même dans l’extrême faiblesse, on les poussait vers de nouvelles extrémités, vers de nouvelles cavités sublunaires, au trente-sixième dessous de la Caverne platonicienne où les ombres sont encore plus épaisses que ces corps destitués de leur plus mince consistance. Remonter à la surface du monde, cela leur sera impossible, sinon dans l’espoir qu’ils aient encore une âme à rendre, quelque chose d’ultra léger qui pourra s’expurger doucement du monde au lieu d’être massivement incinéré. Leurs âmes leur appartiendront éternellement, désormais transmigrées par le talent artistique, et relogées, voire réincorporées, dans la multiplicité des représentations. Les peintures de Music, aussi perturbantes soient-elles pour nos esthétiques déshabituées des figurations macabres, indiquent à la postérité un monument aux morts sur lequel nos interprétations sont susceptibles d’identifier les âmes qu’on voudra bien lui reconnaître. Car si l’on plonge dans l’œil turgescent de ces têtes réduites par l’exercice méthodique d’un rite ignoble, on marque notre volonté de croire à une âme qui, là-dessous, n’en finit plus de gémir et d’appeler le peintre de toutes ses forces. Music fut un bon cartésien, lui, en redonnant à ces corps défaits le pouvoir articulant d’une âme. Inétendus sur la « res extensa » profanatoire des camps à cause de leur élimination programmée, les corps peints par Music ré-atteignent l’extension humaine à la faveur des cogitations altruistes du trait artistique. Ne plus vraiment penser pour être, mais peindre pour faire revenir la pensée, c’est en somme le cartésianisme bienveillant de Music.