La boutique obscure : 124 rêves
de Georges Perec

critiqué par Lucien, le 11 juin 2002
( - 69 ans)


La note:  étoiles
La "voie royale"
Maupassant souhaitait que les romanciers réalistes soient plutôt désignés par le mot "illusionnistes". Georges Perec pourrait, quant à lui, prétendre au beau titre d'"explorateur".
On sait en effet qu'il a prêté sa plume aux entreprises les plus variées, explorant avec un égal bonheur des univers de mots (les siens et ceux des autres) mais aussi, de façon parfois détournée, cet obscur univers inconscient où gisaient, très profondément, les cadavres jamais enterrés de ses parents, les cadavres que nulle Antigone jamais ne pourrait amener au repos. Après plusieurs thérapies psychanalytiques - dont l'une avec Françoise Dolto elle-même -, Perec, pour tâcher de vivre avec le scandale de cette "disparition", cherche des traces d'eux - d'e - dans tout ce qu'il écrit (le sommet sera sans doute atteint avec "W ou le souvenir d'enfance") et en trouve, malgré lui, comme tout le monde, dans ce qui apparaît depuis Freud comme la "voie royale" vers la connaissance de l'inconscient : les rêves. C'est cet univers onirique qu'il explore ici, dans 124 récits de rêves : "Quelques-uns s'en souviennent, beaucoup moins les racontent et très peu les transcrivent." Pourquoi ne pas les transcrire, comme le firent avant lui Nerval ou les surréalistes? Les transcrire sans les trahir, c'est déjà plus difficile : "je me suis rendu compte que, très vite, je ne rêvais plus que pour écrire mes rêves."
Est-ce un hasard si le dernier rêve, daté d'août 1972, s'intitule "La dénonciation" et plonge ses racines dans la France occupée de 1941? "Les S.S. viennent nous arrêter. Ils ont des uniformes noirs et des casques très collants, sphériques, comme des masques. Ils s'apprêtent à arrêter aussi le patron, mais celui-ci me relève la tête et me désigne en montrant la cicatrice que j'ai sous le menton. Nous traversons la ville. [...] On nous met dans une pièce réservée aux monstres."
Des casques comme des masques, une cicatrice impossible à gommer, une pièce réservée aux monstres... la "boutique obscure" d'un enfant juif à qui le nazisme a volé ses parents...