Un cabinet d'amateur
de Georges Perec

critiqué par Lucien, le 11 juin 2002
( - 69 ans)


La note:  étoiles
"Toute oeuvre est le miroir d'une autre"
D'abord publié en 1979, ce bref récit est l'une des dernières œuvres achevées par Georges Perec avant sa disparition prématurée en 1982. Loin des œuvres expérimentales où il pousse dans leurs derniers retranchements les avancées techniques de la littérature potentielle, Perec fait ici œuvre de romancier - tout simplement, serait-on tenté d'écrire si le mot «simple» n'était d'emblée banni du vocabulaire, face à une œuvre aussi diaboliquement raffinée.
«"Un cabinet d’amateur", du peintre américain d'origine allemande Heinrich Kürz, fut montré au public pour la première fois en 1913, à Pittsburgh, Pennsylvanie, dans le cadre de la série de manifestations culturelles organisées par la communauté allemande de la ville à l'occasion des vingt-cinq ans de règne de l'empereur Guillaume II.»
Voilà, dès les premières lignes, le sujet est lancé : ce bref récit (à peine 120 pages en très gros caractères, dans cette réédition) nous raconte l'histoire d’un tableau. Pas n’importe quel tableau : dans "Un cabinet d’amateur", le collectionneur Hermann Raffke s'est fait représenter au milieu de sa collection. La toile représente une vaste pièce rectangulaire dont les trois murs visibles sont entièrement couverts de toiles : plus de cent tableaux reproduits avec une exceptionnelle fidélité constituent une véritable histoire de la peinture, des écoles anciennes – flamande, italienne, française… - aux courants contemporains, d'obscurs artistes allemands ou américains à des gloires comme Chardin ou Degas. Fait remarquable, le peintre a mis son tableau dans le tableau – ce tableau qui représente le collectionneur en train de regarder sa collection, et tous ces tableaux à nouveau reproduits, et ainsi de suite jusqu’à la troisième, la quatrième, la sixième réflexion, jusqu’à n’être plus que d’infimes traces de pinceaux. Inutile de dire qu'un public très nombreux admire cette oeuvre exceptionnelle, qui deviendra tout à fait légendaire à la mort de son propriétaire, le 2 avril 1914. Selon les dernières volontés du milliardaire, son corps embaumé prendra place dans un caveau qui reproduira la pièce figurant sur la toile, le tableau lui-même occupant tout le mur du fond. Après quoi, le caveau sera scellé, laissant le collectionneur à sa contemplation éternelle.
Tout finit ? Ou plutôt, tout commence, car la postérité va s'emparer de la légendaire collection Raffke, dont le roman nous narre l’extraordinaire destinée jusqu’à une dernière page qu'il-ne-faut-pas-révéler, mais qui m’a fourni l'une de mes plus intenses émotions de lecture.
Un chef-d’oeuvre absolu, qui nous appelle, outre la jubilation qui naît devant les plus belles réussites du roman «illusionniste», à cette éternelle réflexion proposée à l'amateur d'art :
«Toute œuvre est le miroir d'une autre».
original 8 étoiles

Georges Perec met en scène cette peinture peinte par Kurz qui appartient au collectionneur Hermann Raffke. Kurz y représente le collectionneur assis face à ses innombrables tableaux. Le tableau le représentant en train d’admirer sa collection fait lui même partie de ses nombreux tableaux accrochés devant lui ce qui procure une mise en abyme. Le tableau est recopié une multitude de fois jusqu’à ne plus devenir qu’un trait grossier. Les autres tableaux sont recopiés aussi chaque fois avec des variations par rapport à l’original.

Ce livre original est une œuvre d’art à lui tout seul. Il pose le problème de la genèse des œuvres dans un langage quasi érudit où chaque nom tel en prise sur la généalogie que reflète tout discours n’en renvoie pas moins à un autre nom. Il y a une fiction dans la fiction. La vie du collectionneur est reconstruite à travers le récit de deux autobiographies écrites par des auteurs différents construites elles-mêmes par des notes regroupées pour certaines par la femme du peintre. Le narrateur au premier plan, tout comme le tableau, s’efface au profit d’un autre ordre de plan, où la portée de son discours affirmé là ou il n’est plus nous envoûte d’un formidable vertige. Ainsi comme on peut être spectateur face au cabinet d’amateur on est spectateur de la vie de rafflke et par son prisme de la vie de Kurz dans une mise en abyme jamais démentie. A mesure que l’on s’éloigne de la vue première des choses, celle-ci pour demeurer lointaine n’en demeure pas moins infinie. Un peu comme une jumelle inversée qui nous ramènerait le lointain sous la forme d’une image claire mais bornée et nous la retournerait à la faveur d’une image de moins en moins nette mais infinie. Une sorte d’éternel retour. Vouloir les choses à la puissance x. Bref ce livre nous rend perplexe. On a l’impression d’avoir entre les mains un tableau et on sait en même temps que c’est une formidable illusion. Toute cette illusion fait sens quand il décrit à la Prévert la représentation des tableaux. On bascule entre prendre la scène pour une véritable fiction littéraire ou porter seulement un regard sur une scène faite pour les yeux. Si toutes deux font appel à notre imaginaire elles n’en empruntent pas les mêmes voies. Et un indice nous met en route : il décrit le paysage à la manière linéaire :(il y a puis derrière puis encore derrière). Mais au fond pourquoi ne pas regarder celle-ci d’un bloc ? Ainsi la mise en abyme serait bien le propre de toute création artistique…

Hibou - - 49 ans - 29 novembre 2010