L'autre fille
de Annie Ernaux

critiqué par Deashelle, le 16 mai 2011
(Tervuren - 15 ans)


La note:  étoiles
autoscriptothérapie
Elle est normande et institutrice, née à Yvetot dans un milieu plutôt modeste. Maintenant on la retrouve Agrégée et professeur de lettres modernes à la retraite. Il semble que ses livres s’inspirent tous de son autobiographie et qu’elle soit en quête perpétuelle de l’ombre d’elle-même. En 1984 elle reçoit le prix Renaudot pour son roman « la Place » qui décrit la rude ascension sociale de ses parents.

« L‘autre fille » est une plaquette de 70 pages, dont la forme est épistolaire. Elle écrit à cette soeur née en 1932 et morte de diphtérie en 1938, transformée en sainte. Quel héritage lourd à porter ! Quoi qu’il en soit, ces deux soeurs ne semblent pas avoir eu les mêmes parents : « Autour d’eux bouillonnait l’espérance ouverte par le Front populaire ». Ils étaient jeunes et beaux. Mais cela tourne au vinaigre avec ce décès malheureux, qui survient à un doigt de l’invention de la pénicilline. Après, « Ils ont vécu l’Exode, l’Occupation, les bombardements. Ils ont vécu ta mort. Ils sont des parents qui ont perdu un enfant. Tu es là invisible. Leur douleur.» Un empoisonnement qui a la vie longue mais a généré l’écriture, une deuxième vie. Les parents essaieront de dissimuler toute trace pour oblitérer le malheur absolu. « Je ne les ai jamais entendus prononcer ton prénom ». Une sœur innommable et sainte, à l'origine de souffrance profonde. Annie interroge en secret quelques objets rescapés. Seule l’imagination peut venir à son secours.

Tout cela est d’une lourdeur étouffante et accablante, malgré la simplicité des mots, le style coupé et brut. On se bute à des morceaux de raisonnements analytiques percutants et sans ponctuation. Les pronoms personnels sont vagues, les faits se dissolvent les uns dans les autres. Tout est si insaisissable!

Le texte se déroule, avec des tas de vides, de hiatus, de béances, de points d’interrogation noyés dans le puits insondable des secrets familiaux. Et ce vide se met à vivre, mu par le miracle de l'écriture. « Enfant je croyais toujours être le double d’un autre vivant dans un autre endroit.» Annie est victime d'une gémellité encore plus problématique à vivre, parce que totalement invisible. Elle conclut: « Je croyais que cette vie était « l’écriture », la fiction d’une autre. » Je est une autre !

Très complexe, l’ensemble ressemble à la patiente reconstitution d’un document dont de nombreuses pages auraient été noyées. Cela semble faire partie d’une autothérapie. A ce titre, c’est intéressant d’un point de vue clinique, mais cela donne parfois au lecteur une sensation très forte d’inconfort qui finit par nuire un peu au plaisir de lire. On irait jusqu'à penser qu'une fois accouchés, les mots versés sur le papier, l'ont été d'une traite, sans corrections, et sont devenus inamovibles comme autant de pépites extraites d'une mine profonde. Privée de l’amour des individus ayant vécu physiquement autour d'elle, l'auteur vit en perpétuel état de manque, assaillie par ses chimères. Mais elle se retrouve finalement victorieuse dans l'imaginaire solitaire de la vie née de l’écriture.
Ginette et Annie 6 étoiles

Ginette c’est sa sœur. Enfin c’était. Ca n’a même jamais été si on y regarde bien. Ginette c’est plutôt le fantôme dans le placard des parents d’Annie. La sœur plus âgée, morte de diphtérie. Avant qu’Annie naisse. Et que manifestement Annie ne remplaça jamais. A tel point que jamais, jamais, les parents ne lui dirent qu’elle avait eu une sœur, morte avant sa naissance à elle … Inimaginable …
Mais Annie, petite encore, a surpris une conversation entre sa mère, épicière, et une cliente. Surpris ? On n’en est même pas sûr ! Peut-être un acte manqué ? Une manière de faire savoir à Annie sans le lui dire … ? Mais la violence est là. Atroce. Annie petite fille entend dire sa mère à une femme, une autre mère d’une autre petite fille, qu’elle avait eu une fille avant Annie. Une fille, plus gentille que celle-là, dira-t-elle.
Et Annie apprend du même coup qu’elle n’est pas la fille unique qu’elle croyait être, et même encore moins unique puisque moins bien que l’autre !
Annie vide son sac dans ce petit opuscule. Et c’est peu de dire que son sac est lourd.
Elle le fait avec délicatesse mais on ne peut s’empêcher de se projeter dans l’inconscient d’une petite fille apprenant brutalement …, mais ne pouvant en parler – sujet tabou, devant retourner ceci en une ronde infernale. Il est des violences … !

“S'ils ne voulaient pas que je sache ton existence, c'est que je devais ne rien demander. Me conformer à leur désir de mon ignorance de toi. Il me semble que transgresser la loi mais je ne l'ai même pas imaginé aurait été égal à proférer une obscénité devant eux, sinon pire ...”

Elle le fait comme une fille sage, sans jamais s’emporter, dépassionnant le débat en quelque sorte et c’est étonnant une fois considérée l’énormité de la chose.
Beaucoup pensé à Alice Ferney. Typiquement un livre que je ne vois pas un homme écrire.

Tistou - - 68 ans - 31 janvier 2013


Très touché et admiratif pour cette auteure... 10 étoiles

L’éditeur propose à des auteurs d’écrire une lettre improbable, celle qu’ils n’avaient encore jamais osé écrire. Annie Ernaux décide d’écrire à une fille qu’elle ne connaît pas, qu’elle n’a jamais rencontrée et pour cause puisqu’il s’agit de sa grande sœur qui est morte avant sa naissance…

J’aime beaucoup les écrits d’Annie Ernaux. Je sais qu’elle ne fait pas l’unanimité car certains lui reprochent de ne parler que de la vie quotidienne. Trop lassant et monotone, trop intime et privé, bref une littérature qui ne ressort que de la surexposition de l’intimité… J’accepte, que cela puisse être le point de vue de certains. Je crois, de mon côté, que cette littérature est au contraire universelle car chacun de nous va pouvoir s’identifier aux personnages, je n’ai pas dit à tous les personnages. Elle parle de sa mère, de son père, de son enfance, de sa famille, de ses amis, de ses amants, de ses enfants, de sa vie, de sa maladie, de ses amours… de notre humanité, tout simplement !

Annie Ernaux n’aurait pas vécu si sa sœur n’était pas morte. Sa mère, une femme que l’on commence à connaître à travers ses écrits, ne voulait qu’un seul et unique enfant. Annie n’est venue que pour remplacer une morte ! Pas facile à porter d’autant plus que sa mère la comparera toujours à la précédente… comparaison peu flatteuse tant Annie semble incarner le mal.

Il était donc bien normal que cette lettre n’ait jamais été écrite. Mais voilà, maintenant, elle sort et Annie s’adresse à celle qu’elle n’a pas connue et en profite pour nous parler de cette petite enfance, de ces souvenirs lointains qui façonnent tant un adulte…

Touchant, profond, émouvant, parfois inacceptable, insupportable et pourtant tellement humain. Oui, ce tout petit livre est tout cela à la fois et j’avoue l’avoir déjà lu et relu tant il donne les clefs de la lecture, d’une nouvelle lecture des œuvres d’Annie Ernaux. Je crois que nous avons là un excellent exemple de ce que sont les lettres, une littérature à part entière, une ouverture aux autres formes de littérature, des chefs-d’œuvre de concision, précision et réflexion.

Annie Ernaux, j’ose le penser et le dire, nous offre là un de ses plus beaux textes et il devrait donner envie à certains de se plonger ou replonger rapidement dans Les armoires vides, La place, L’Usage de la photo… A vous de choisir !

Shelton - Chalon-sur-Saône - 68 ans - 13 novembre 2011


Intime et poignant 10 étoiles

Le principe de cette collection « Les Affranchis », est que l’auteur doit écrire la lettre qu’il n’a jamais écrite. Dans cette lettre, Annie Ernaux confie au lecteur qu’elle n’était pas l’unique enfant de ces parents comme elle l’a cru pendant les dix premières années de sa jeunesse. Un dimanche d’août 1950, elle surprend une conversation entre sa maman et une jeune femme, sa maman raconte qu’ils ont eu une autre fille, qu’elle est morte de diphtérie à l’âge de 6 ans comme une petite sainte, que son mari était fou quand il l’a trouvé morte et « qu’elle était plus gentille que celle là ». Cette scène restera gravée dans sa mémoire à jamais. Bien sûr, elle savait qu’elle n’était pas « gentille », elle l’intrépide et encore moins une petite sainte elle qui a peur de Dieu. Cette conversation lui fait prendre conscience qu’elle a été dupée, elle se croyait l’unique, elle réalise qu’elle arrive en second et que tout l’amour qu’elle a reçu sonnait faux. Ce terrible secret dont aucun de ses parents ne s’est gardé de lui parler, a sans doute conditionné tout le reste de son existence, notamment ses rapports avec ses parents. Le lecteur ressent par le ton combien l’auteur en veut à ses parents de l’avoir laissée à l’écart de ce chagrin, elle parle d’eux en disant « Elle » et « Lui » comme si ils lui étaient étrangers ! Elle parle de son incompréhension face à cette petite sœur qu’elle n’a pas connue, hormis par quelques photos transmises par des cousines. Toutes ces questions qu’elle s’est posées et qui sont restées sans réponse parce qu’il ne fallait pas réveiller la douleur. Une certaine culpabilité d’être celle qui est restée en vie or qu’elle aussi a failli mourir dans son enfance. Les souvenirs s’étirent tout au long de cette lettre, ils sont douloureux, empreints d’une certaine amertume et d’une forme de respect, le lecteur ne peut que compatir en silence sachant que dans les années cinquante les conditions sociales, les mœurs, l’éducation étaient autre. La mort d’un enfant est sans doute l’épreuve la plus douloureuse qui soit pour des parents, l’auteur a su respecter le choix de ses parents de ne rien dire mais à quel prix ?

Oops - Bordeaux - 58 ans - 19 octobre 2011


Ces douloureux secrets de famille... 7 étoiles

Faut-il révéler ou non à un enfant l’existence d’un frère ou d’une sœur disparu(e) avant sa propre naissance ? Voilà la question que pose ici l’auteur à partir de sa propre expérience. Ses parents avaient fait le choix de se taire ; d’autres, au contraire, jouant franc jeu, ne cessent de rappeler au cadet les qualités inestimables de son aîné(e)…
Dans les deux cas, les conséquences sont toujours douloureuses et, ainsi que le déclare Annie Ernaux, «les parents d’un enfant mort ne savent pas ce que leur douleur fait à celui qui est vivant»
Vouloir remplacer ce qui est irremplaçable comporte des effets toujours délétères «Pour être, il a fallu que je te nie» écrit-elle dans cette courte lettre ouverte à «l’autre fille».
Renouant ici avec tous ses thèmes de prédilection, l’auteur confère ici à cette ultime confession une dimension nouvelle et, à mon sens, plus touchante que dans d'autres ouvrages ; elle tente ici d’exorciser le sentiment d'injustice et donc de culpabilité qu'elle ressent à l’égard de cette Ginette qu'elle n'a jamais connue ; celle qui, selon l'aveu même de sa mère, au cours d’une conversation surprise avec une voisine «était plus gentille que celle-là»...celle-là, c’est-à-dire «moi», complète Annie Ernaux…
Quoi que chacun puisse en penser, l’auteur ne fournit pas de réponse idéale à ce cas de conscience et surtout ne reproche rien à ses parents, aujourd’hui disparus ; d’ailleurs, précise-t-elle «dans les années cinquante, selon une règle implicite, il était interdit d’interroger les parents, les adultes en général, sur ce qu’ils ne voulaient pas qu’on sache, mais que nous savions»
Des mots très justes pour évoquer une époque, certes révolue.

Isis - Chaville - 79 ans - 6 octobre 2011


Un non-dit révélé 8 étoiles

L’autre fille, c’est sa sœur qu’elle n’a pas connue puisque décédée avant sa naissance, même tue par ses parents. La collection « les affranchis » laisse la plume à des auteurs qui écrivent une lettre fictive destinée à un proche, un lieu, … et qui permet à l’auteur de s’affranchir d’un passé douloureux ou passionné.
La normande Annie Ernaux, agrégée de lettres modernes, commença sa carrière comme institutrice puis enseigna au collège d’Annecy. D’origine modeste, elle décrit son enfance dans La Place qui obtint le Renaudot en 1984.
En 70 pages, Annie Ernaux explique ses états d’âme vis-à-vis de Ginette, une sœur qu’elle n’a jamais connue, dont ses parents lui ont caché l’existence. Elle l’apprendra à 10 ans ; elle surprend une conversation de ses parents qui parlent de l’autre, plus gentille qu’elle. Annie Ernaux en souffre. Qui était cette Ginette ? A quoi ressemblait-elle ? Quelques rares photos ne comblent pas son attente. Mais veut-elle vraiment la rechercher ? Ses parents forment également une énigme. Vit-elle à la place de l’autre ? Est-elle aimée ou ne voient-ils que l’autre dans ses traits ? Leur dévouement, leurs sacrifices pour qu’elle devienne quelqu’un, leurs angoisses lorsqu’elle était malade sont là quand même pour la rassurer.
Le lecteur suit la narratrice dans les dédales des souvenirs d’où ressort une profonde humanité. En quelques touches et ne cédant jamais au pathos, l’auteur fait découvrir le milieu des petites gens en province mais un monde empreint de dignité, de noblesse, sans extravagances.

Ddh - Mouscron - 83 ans - 11 juillet 2011