Pour l'abolition de la société marchande pour une société vivante
de Raoul Vaneigem

critiqué par Eric Eliès, le 23 février 2020
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une dénonciation violente et caustique du capitalisme financier mais qui verse dans l'utopie
Dans ce pamphlet à l’humour féroce, qui mélange argumentations savantes et invectives « trash », Raoul Vaneigem annonce l’effondrement inéluctable de la société capitaliste, en phase de pourrissement et décomposition avancée, et l’avènement d’une société nouvelle, fondée sur les valeurs d’humanité, dont les assemblées citoyennes sont les signes précurseurs.

Résumée ainsi en quelques lignes, la thèse semble généreuse mais trop sommaire et simpliste pour aller au-delà du discours. En définitive, elle me paraît effectivement trop idéologique et trop ignorante (ou dédaigneuse) des enjeux technologiques pour avoir prise sur la réalité (j’y reviendrai en conclusion de ma présentation) mais elle n’est pas dénuée de subtilité. Vaneigem reconnaît que la société marchande et la démocratie représentative, issues de la Révolution française, ont joué un rôle historique salutaire pour sortir de l’ancien Régime, fluidifier la société et promouvoir les libertés individuelles. Néanmoins, le libéralisme marchand a tout corrompu et le capitalisme d’entreprise s’est transformé en un capitalisme financier tyrannique, dévastateur pour l’humanité et la planète. Vaneigem a des mots très durs, et souvent caustiques, envers les zélateurs de la finance, présentés comme des prédateurs qui contrôlent tous les rouages du pouvoir (les banques, les média, les gouvernements) mais il dénonce aussi l’inanité de la violence de la contestation actuelle, qui se contente de clamer bruyamment son opposition mais ne propose aucun modèle alternatif pour sortir de la spirale de l’exploitation de l’homme par l’homme. La contestation, telle qu’elle s’exprime actuellement (comprendre "au début des années 2000"), est hantée par les mêmes principes mortifères que le capitalisme marchand, qu’il s’agisse des cortèges de manifestants exprimant violemment leurs frustrations, ou du terrorisme islamiste, qui est un obscurantisme qui ne vaut pas mieux que ce à quoi il s’oppose. Le livre ayant été écrit en 2002, l’auteur évoque aussi bien l’attentat contre les tours du World Trade Center (en déclarant qu’il aurait applaudi leur effondrement s’il n’y avait pas eu ces victimes innocentes) que les incendies de banques commis lors des émeutes en marge des sommets du G20 (qui ne servent à rien au-delà du symbole), et affirme que, face à la puissance hégémonique de la finance, toutes les actions de contestation (symboliques ou pas) sont vaines si elles ne visent pas à la mise en place d’un autre modèle de société, qui reste à inventer et à construire car toutes les expériences passées ont échoué.

L’ambition du livre est de proposer les principes devant étayer cette nouvelle société, qui remplacera la démocratie représentative par la démocratie directe et le culte de l’argent par celui du bonheur quotidien. Sans être un philosophe élitiste, Vaneigem se méfie visiblement de la masse et du pouvoir du nombre, aussi bien au sein des démocraties (il manifeste une forte méfiance envers le processus électoral) qu’au sein des mouvements révolutionnaire (ce n’est pas un adepte de la révolte populaire et son livre s’achève d’ailleurs avec une très belle citation de La Boétie), et cherche à promouvoir un retour vers l’individu. Il a d’ailleurs des mots très durs envers le communisme, les nationalismes, l’islamisme et les fascismes, qu’il met dans le même sac des totalitarismes.

Et c’est dans ce culte de l’individu que le bât blesse car, à rebours de la rigueur apparente du discours, il ne s’agit rien d’autre que d’un rêve éveillé de retour vers un état de nature antérieur au contrat social qui lie les hommes entre eux (et restreint nécessairement leurs libertés) et à l’avènement de la société technologique, dont Vaneigem méconnaît les contraintes et les fondements. Et son discours généreux devient alors parfois contradictoire ou dramatiquement creux comme, par exemple, quand il déclare (en mode « y a qu’à / faut qu’on » totalement coupé des réalités) qu’il suffirait de remplacer les énergies polluantes (nucléaire y compris) par des énergies renouvelables inépuisables et propres, de remplacer l’industrie pharmaceutique par une recherche médicale désintéressée au service de l’homme, etc. pour construire une société humaine et juste. Vaneigem mélange presque à les confondre capitalisme financier, démocratie représentative, politique gouvernementale et société technologique. Sur ce dernier point, le discours ne tient pas : les avantages et les travers de la société technologique sont l’envers et le revers d’une même médaille et il est utopique de vouloir conserver les bienfaits en se débarrassant des méfaits ! En fait, la société voulue par Vaneigem ne peut exister sans renoncement à tout ce que la technologie nous offre. Elle est également, à mon sens, très dangereuse car le culte de l’individu conduit nécessairement à un individualisme qui déconstruit les liens de solidarité qui se tissent dans une nation. Simone Weil, dans « L’enracinement », avait, en 1943, très bien démontré le danger inhérent à toutes les utopies rêvant de faire table rase, dont le rêve de Vaneigem me semble être un avatar...