Quatre jours en mars
de Jens Christian Grøndahl

critiqué par Jlc, le 24 mars 2011
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Vérités familiales, vérités mensongères
« Ecrire, pour moi, a toujours été un plaisir » confie Jens Christian Grondahl dans son récit de souvenirs « Passages de jeunesse ». Et ça se lit dans chacun de ses romans à l’écriture douce, tranquille, sereine même lorsqu’il décrit une situation ambiguë ou laisse mûrir un malaise qui va tout bouleverser. Pour lui, et il l’a souvent dit, la littérature est un moment de méditation. Il écrit lentement et souhaite être lu lentement. Ses livres ne se dévorent pas, ils se savourent, même si son art du récit nous rend captifs du désir de connaître la suite de ce qu’il nous raconte.

« Quatre jours en mars » a toutes ces qualités et sa richesse psychologique, la complexité séduisante de son intrigue permettent plusieurs lectures. En voici une.

Comme toujours chez lui, nous sommes au Danemark, dans le milieu de la bourgeoisie aisée et cultivée. Comme toujours chez lui, le récit est daté et géographiquement très précisément situé. A ce sujet, il est dommage que l’éditeur n’ait pas eu l’idée de publier ce roman en l’illustrant de photographies, comme il l’a fait pour « Passages de jeunesse », ce qui aurait permis au lecteur peu familier de Copenhague de comprendre ce que sont Nyboder, Store Kongensgade, Esplanen ou Bredgade (la page 254 n’est qu’un exemple) et ce sans jamais brider son imagination. Peut-être pour une autre fois ?

Ingrid a 48 ans. « Esprit pratique à la patience limitée » elle a socialement réussi même si on sent ici ou là un certain manque de confiance en soi. Elle parle un demi ton trop haut et trop vite avant de le regretter immédiatement. Sa réussite personnelle est plus discutable. Une famille de « perdants obtus », un mari qu’elle a quitté « quand tout devenait trop régulier et trop dénué d’avenir », une liaison avec un homme qui pourrait être son père (celui qu’elle n’a jamais vraiment eu ?), qu’elle voit depuis huit ans épisodiquement et en cachette, avec qui « l’amour a pris une autre forme que le désir…une bouffée d’air, une pesanteur confiante et tranquille ». Elle a aussi un fils, Jonas, qui a mal vécu la séparation de ses parents naviguant entre une mère trop souvent absente et un père « de pacotille qui a toujours oscillé entre relâchement et discipline » et ne trouvant refuge que chez son grand-père paternel, « le seul qui est là quand on a besoin de lui ».

Un jeudi de fin d’hiver, Jonas se fait cueillir par la police alors qu’il tabassait avec quelques copains un jeune, Abdel. Sa mère est à Stockholm et c’est Sven, son grand-père qui le récupère au poste. Ingrid prévenue ne peut bien sûr y croire et rentre à Copenhague par le train de nuit. La traversée des forêts nocturnes suédoises offre un moment de retour sur un passé lointain qui ressurgit en se mêlant à la réalité du présent. « Un sentiment en aura masqué un autre. Son fils a du s’éloigner sans qu’elle le perçoive vraiment. Il n’est plus son petit garçon, seulement son fils. » Mais comment a-t-il pu participer à un geste aussi odieux ? La rencontre entre la mère et le fils, le vendredi, tourne à la catastrophe quand elle le gifle précipitamment et comprend instantanément que ce n’est qu’un aveu d’impuissance et de perte d’autorité.

Pendant ces quatre jours, Grondahl, avec un art consommé du récit, organise différentes rencontres qui sont, pour Ingrid, autant de moments révélateurs de sa propre situation. Un dîner chez Georg, le demi frère dont son père a longtemps caché l’existence lui rappelle le départ de Berthe, sa mère, qui, lorsqu’elle apprit cette trahison, partit vivre à Rome, abandonnant Ingrid à ses grands parents, Ada intellectuelle qui eut une renommée littéraire bien fugace dans les années soixante et Per son second mari, personnage exquis tout d’élégance, de classe et de « dignité mesurée ». Per qui savait toujours faire ce qu’il fallait et qui eut pour Berthe puis pour Ingrid les gestes et les mots que leur mère respective n’eut jamais pour chacune d’elle. Per qui eut la délicatesse de se pendre sans un mot quelques temps après qu’Ada eût connu un dernier succès de librairie en contant avec gourmandise ses frasques amoureuses.

Ingrid va aussi comprendre qu’elle s’est trompée avec son amour. « Je croyais que nous avions le temps, je m’étais habitué à le croire » et cette histoire va s’effilocher tendrement.

Sven va décider du devenir de son petit-fils sans vraiment demander l’avis de sa mère. Jonas ira rejoindre son père qui a maintenant une autre vie dans laquelle il n’a pas encore sa place. Ingrid n’a pas été à la hauteur, elle a échoué.

Que lui reste-t-il ? Sa grand mère et sa mère ou plutôt Ada et Berthe. Ces deux femmes ont toujours eu des relations complexes, faites de distance et de mépris chez Ada, d’égocentrisme puéril chez Berthe. Grondahl va mettre en pendant deux scènes où les trois femmes, une fois à Rome, une autre fois à Copenhague dans ce dimanche de fin d’hiver, vont dans « un échange murmuré de banalités » se dirent des vérités mensongères sur leur solitude et leur entêtement (n’en disons pas plus) avant que le jour s’achève sur un moment d’une extrême violence, inhabituel chez cet écrivain. Et ici on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre cette Berthe imaginée et la mère de l’auteur dont il dit dans « Passages de jeunesse » qu’elle « était trop fille pour se comporter en mère » et dont il trace une histoire qui a bien des points communs avec son personnage de roman. Peut-être est-ce cette proximité qui donne à ce roman intimiste une telle force et une telle vérité rappelant cette citation en exergue de « Passages de jeunesse » : « Nous voyons d’abord le plus grossier dans la vérité, c’est à dire la vérité elle même, l’essentiel – ce qui fait sens- nous le voyons bien plus tard ». Le temps du sens est venu pour Ingrid.

Plusieurs lectures sont-elles possibles de ce magnifique roman ? Bien sûr et en voici une autre.
Mais celle-là, c’est à vous de l’écrire.