Cloués au port
de Jacques Josse

critiqué par Sissi, le 24 mars 2011
(Besançon - 53 ans)


La note:  étoiles
Conteur de comptoir.
Le Capitaine est « robuste, curieux, bavard, fébrile, imprévisible, un peu cinglé ».
Véritable figure de proue du bar où il se rend chaque jour, il est l’âme du comptoir : « Il murmure, tonne, s’amuse, pleure, s’énerve, se crispe, menace ou s’apaise selon l’humeur. Au havre, où vin, bière et alcools forts coulent en continu, tous le nomment « Capitaine ». L’appellation revêt des allures de titre. C’est bien ainsi qu’il faut la prendre. »

A ses côtés, trône inlassablement Jimmy, chétif tremblotant, mais sont accoudés aussi L’Iroquois, Hubert le hibou, la Taille et plusieurs autres, tous affublés d’un de ces sobriquets farfelus qu’on retrouve systématiquement dans les troquets les plus reculés, comme si le besoin impérieux se faisait sentir, une fois la porte de ces antres familiers franchie, de se créer un monde bien à soi et de gommer pour un temps la réalité.

Dans ce petit port de Bretagne, l’histoire se répète, dans une cyclicité du temps bien rôdée et le ronron du cliquetis des vagues (« C’est le panorama qui s’offre à lui tous les soirs »).
Et chaque soir le Capitaine raconte. A la manière des veillées d’autrefois il relate, explique, invente, disserte, philosophe, devant ce public immuable qui lui est tout acquis.
C’est le gardien du temple. Le temple des morts, tous ces morts qui font partie intégrante du décor et des récits, tout couchés qu’ils sont dans le cimetière qui jouxte le bar.
Le Capitaine les fait revivre, il est le dépositaire de la mémoire des disparus du village comme des écrivains qu’il affectionne.
Il les évoque, il les raconte, il leur parle, aussi, et leurs destinées finissent par s’entremêler .
Ainsi en évoquant une toilette de la laveuse de morts :

« Le Capitaine jure que, sur le coup, il a repensé, durant quelques minutes, pris dans les rets d’un dix-neuvième siècle qui semblait soudain exposer des images désuètes au hameau, à l’un des auteurs fétiches de sa bibliothèque, à Maupassant précisément, du temps où celui-ci s’activait au chevet de Flaubert, à Croisset, lui fermant d’abord les yeux puis le lavant, le frictionnant, l’habillant, lui peignant la moustache et baisant, pour finir, le front du maître mort le 8 mai 1880 ».

L’histoire se répète, le temps se fige souvent, mais il continue malgré tout son avancée, dans son incontournable linéarité.
L’eau a beaucoup tué, dans le port, par le passé. C’est à présent au tour du soleil de faire des ravages.
Dans la langueur caniculaire d’un été sans merci, l’histoire donne de nouvelles histoires de morts, et rompt l’illusion d’un temps inusable qui se répète à l’infini.

Parce que rien ne dure jamais.

Je dédie cette petite critique à Monsieur Jean, illustre Capitaine lui aussi, Porte-Manteau, Mamas, Poupette, en plus de tous ceux que j’ai bien connus et dont ce livre a fait plus qu’évoquer le souvenir.
La vie en pente douce 8 étoiles

Soixante-quinze ans, l’ennui, les souvenirs, un ex marin, le Capitaine pour ses amis, palabre avec son acolyte (alcoolique,… peut-être), l’ex grutier, Chez Pedro, le café sur la place de ce petit port de Bretagne, en face du cimetière où reposent ceux qu’il visite régulièrement et avec qui il parle, aussi, quand les autres sont trop las de l’écouter.

Sa vie c’est surtout son passé, qu’il fait revivre pour survivre, avec ceux qui ne sont plus, ceux qui l’attendent dans l’autre monde dont il s’approche de plus en plus, ceux avec qui il a écrit son histoire. Mais, c’est aussi tous ces ports, sur les berges de toutes les mers du monde, où il a, un jour, jeté l’ancre et d’où il a rapporté mille souvenirs et anecdotes qu’il aime partager.

Une belle dissertation écrite dans un style jouissif, avec une écriture goûteuse, fraîche comme une bonne bière un soir de canicule, sur la vieillesse, l’apprivoisement de la mort qu’il faut amadouer pour qu’elle ne s’impatiente pas trop, qu’elle laisse encore le temps de partager quelques verre avec l’ami qui veut encore bien écouter quelques élucubrations. Mais, la mort, il faudra bien, un jour, qu’il finisse par l’accepter quand il aura enterré les plus vieux que lui et qu’il deviendra, alors, le plus vieux de presque tous les autres comme dans la chanson de Jacques Brel.

Un moment de sagesse, aussi, qu’on déguste comme un verre, accoudé au comptoir avec un ami, l’acceptation de la mort et la préparation à l’entrée dans l’autre monde en ménageant ceux qui sont déjà là-bas et qu’il devra rejoindre en respectant le rituel traditionnel pour ne pas les froisser afin qu’ils lui réservent un bon accueil. Et, il faut toujours bien préserver ce lien entre les deux mondes, cette barrière ténue que certains enjambent allègrement, avant leur tour, ne supportant pas le vide que le deuil leur inflige.

« Les vieux ne meurent pas, ils s’endorment un jour et dorment trop longtemps » - Jacques Brel

Débézed - Besançon - 76 ans - 3 avril 2011