Premier amour
de Samuel Beckett

critiqué par Sissi, le 2 mars 2011
(Besançon - 54 ans)


La note:  étoiles
L'anti Love Story
La rencontre. La mise en commun de deux vies s'unissant sous le même toit. Le déroulement de l'existence au quotidien. La naissance du premier enfant.
Tous les ingrédients d'une histoire d'amour sont réunis dans cette nouvelle, et pourtant à aucun moment elle ne fait rêver.
C'est l'amour revisité sous un angle cynique et plus que pessimiste, l'union de deux êtres abordée de manière négative, à travers ce qu'il y a de plus vil et de plus laid, voire de de plus répugnant dans l'âme humaine.
Sur la résignation, aussi, sur ces chaînes qu'on se laisse mettre parfois négligemment, sans plus chercher à les briser par la suite.

Elle dérange, cette histoire, remue les méninges et bouleverse nos certitudes.
Le narrateur, rejeté par sa famille à la mort de son père, rencontre Lulu (dite "Loulou") sur un banc.
Le premier rapport sexuel arrive rapidement, et tout le reste aussi, sans aucune communication entre les deux protagonistes. Quasiment aucun dialogue, entre eux, juste quelques chansons. Lulu est prostituée, a le culot de tomber enceinte quand même des "bonnes oeuvres" de son conjoint. L'embrigadement est consommé.

Pour le narrateur, qui prétend l'aimer, tout du moins au début, cette femme, à laquelle il s'unit, n'a pas de véritable identité "Elle m'apprit également son nom de famille, mais je l'ai oublié."
Les femmes semblent interchangeables, selon lui; d'ailleurs, ce qu'elles ont de "mieux à faire", c'est finalement de se déshabiller. Ce qu'elles sont toutes, quand elles ne savent "plus quoi faire".
Les évènements arrivent, le narrateur ne fait que les subir, de manière passive et dans une neutralité de sentiments revendiquée "La chose qui m'intéressait moi, roi sans sujets [...] c'était la supination cérébrale, l'assoupissement de l'idée de moi et de l'idée de ce petit résidu de vétilles empoisonnantes qu'on appelle non-moi, et même le monde, par paresse."
La vie qui passe, les choses qui évoluent, l'amour, rien ne semble le pénétrer vraiment "Les choses se passèrent tout autrement peut-être, mais quelle importance, la manière dont les choses se passent, du moment qu'elles se passent?"

Désabusé, désenchanté, silencieux, n'aspirant qu'à l'aliénation, ce narrateur austère ne nous relate pas son histoire, il ne fait que coucher, de manière sèche, incisive et froide, les mots illustrant des faits qui se sont déroulés presque malgré lui, et sur lesquels il ne fait quasiment aucun commentaire, si ce n'est celui ci, dramatique mais juste, peut-être, finalement....

"Il m'aurait fallu d'autres amours, peut-être. Mais l'amour, ça ne se commande pas."
L'amour par défaut 7 étoiles

Il n'est pas ici décrit un dépit amoureux, mais une union par défaut, à but utilitariste, pour combler une vie et se distraire quelque peu de la mort de son père. Cela ne l'intéresse pas vraiment, l'amuse un tantinet, l'agace ensuite très vite. Il y a bien du cynisme et de la dépression dans la posture du protagoniste, comme le décèlent Sissi et Tistou. L'amour n'est qu'une convention sociale, passablement rébarbative quand elle n'est pas risible, toute femme étant interchangeable, par paresse : ça se déshabille quand cela ne sait pas quoi faire d'autre.
Ce personnage a beaucoup de problèmes à résoudre, doit en premier lieu se remettre de la mort de son père, dont le deuil est assurément mal résorbé, deuxièmement envisager sérieusement quel type de vie lui conviendrait le mieux, plutôt que de laisser le hasard guider son ennui dépressif. Tout va à vau l'eau et il ne fait rien pour y remédier ; d'ailleurs, il ne fait quasiment rien.
Cette histoire est celle d'un chute psychique, d'un déclin que n'ose pas vraiment s'avouer celui qui le vit. Ce court roman est intéressant psychologiquement, fait rire jaune, mais s'avère un tantinet pénible à lire.

Veneziano - Paris - 46 ans - 6 juin 2015


Noir amour. Amour ? 2 étoiles

Je dois avoir du mal avec Beckett. « En attendant Godot », déjà …, j’avais titré : « dépressif ». Là, avec « Noir amour. Amour ? » … ben il y a un peu de ça, hein ?
Un avantage. C’est court, ça ne dure pas longtemps ! Mais ça vous flingue gentiment. Il y en a un autre, que j’aime pourtant mais qui me fait le même effet, je ne le lis donc plus, c’est Boris Vian.
Mais Beckett donc. Et « Premier amour ». Je ne sais même pas qu’en dire …
Autant une Pearl Buck, à propos de la misère noire des paysans chinois début XXème ne nous cache rien mais parvient à laisser entrevoir des sentiments ténus mais qui peuvent illuminer d’un petit rayon de lumière une vie totalement abominable, autant un Samuel Beckett procède à l’inverse : tirer un lourd voilage autour du lieu … - du crime j’allais écrire ! - du lieu de la non-vie dont il va nous parler, au cas où un rayon de lumière parviendrait à passer. Faire le noir. Le black-out de l’espoir ou d’un sentiment positif.
Quelque part, ça m’évoque fortement la différence fondamentale qu’on peut ressentir en constatant le courage et l’énergie mise à s’en sortir de peuples asiatiques, tel les vietnamiens par exemple, pour s’en sortir, et la morbidité et l’abattement de notre peuple, confronté à la difficulté mais trop gâté depuis trop longtemps pour trouver le ressort apte à faire évoluer favorablement une situation donnée. En toute logique, il parait évident que je vais écrire dans cette critique « lisez Pearl Buck (je viens d’écrire la critique de « La mère ») plutôt que Samuel Beckett ! ». D’ailleurs c’est fait, c’est écrit !
Que dire sur « Premier amour » ? Déstabilisant, grotesque, absurde … ? Oui tout cela. Mais noir. Noir surtout …

« Je lui demandai s’il était dans ses projets de venir me déranger tous les soirs. Je vous dérange ? dit-elle. Elle me regardait sans doute. Elle ne devait pas voir grand-chose. Deux paupières peut-être, et un peu de nez et de front, obscurément, à cause de l’obscurité. Je croyais que nous étions bien, dit-elle. Vous me dérangez, dis-je, je ne peux pas m’allonger quand vous êtes là. Je parlais dans le col de mon manteau et elle m’entendait quand même. Vous tenez tant que ça à vous allonger ? dit-elle. Le tort qu’on a, c’est d’adresser la parole aux gens. Vous n’avez qu’à poser vos pieds sur mes genoux, dit-elle. Je ne me fis pas prier. »

Tistou - - 68 ans - 8 novembre 2013