Anatomie d'un instant
de Javier Cercas

critiqué par Hamilcar, le 14 janvier 2011
(PARIS - 69 ans)


La note:  étoiles
Anatomie d'un livre
23 février 1981. Des images télévisées me reviennent en mémoire lorsque je prends en main le livre de Javier CERCAS. En fait, je me souviens de ce militaire, le colonel Tejero, menaçant l'assemblée espagnole d'une arme de poing. Sur tout le reste, rien. Et pourquoi, et comment, alors que l'Espagne accédait à la démocratie au terme de plusieurs années franquistes et totalitaires?
Il y a des images comme ça pour lesquelles on ne prête que l'importance du moment. Et pourtant, après la lecture de cet excellent livre, je conviens d'une chose; il est toujours intéressant d'approfondir sa connaissance par une réflexion plus élaborée de l'instant, en le disséquant, en y attachant et ses prémices, et son déroulement. Cercas nous propose alors de ne pas passer à côté de cet instant crucial qui aurait pu basculer l'Espagne dans un renouveau totalitaire, en exhibant ses causes et sa finalité par une étude assez précise. Les personnages, certes réels, pourraient être d'imagination tant ils nous captivent par leur implication, leur attitude.
Adolfo SUAREZ devient alors un mythe lorsqu'il s'interdit de céder, tout comme peuvent l'être Santiago CARILLO ou Gutierrez MELLADO, des noms largement évoqués dans ce livre qui pourrait être de fiction. Et pourtant, l'intelligence de Javier CERCAS est de nous faire un roman d'un instant politique qui aurait pu être pénible à lire. Je l'ai lu comme on peut lire un roman, en occultant une certaine réalité; ce n'est pas un roman, mais une réalité.
En fait, l'auteur nous propose une anatomie, celle d'un instant. Son livre pourrait-il souffrir d'une étude anatomique similaire pour le qualifier? Pour ma part, il est un roman avec des personnages de fiction dans une réalité pourtant bien établie.
La guerre est finie 9 étoiles

Regardez, sur "You Tube-Golpe del estado 23 febrero 1981 en espana", ces vingt secondes qui ont failli remettre en cause la jeune démocratie espagnole. Javier Cercas, l’auteur des « Soldats de Salamine », voulait s’en servir pour un roman mais il échoua « tant cet événement en lui seul a la force dramatique que nous exigeons de la littérature ». Il s’est alors « résigné » à seulement le raconter, tentant ainsi de « conférer à cet échec une certaine dignité ». Le résultat n’est ni un roman, ni un essai historique, ni une « docufiction » C’est d’abord et surtout un magnifique texte répondant aux exigences de la littérature.

Cercas a été fasciné par les images de ce putsch qui est le premier filmé en direct par la télévision et plus particulièrement par cet instant très court où Adolfo Suarez, chef d’un gouvernement démissionnaire, le général Mellado, ministre des armées et Santiago Carrillo, secrétaire général du Parti Communiste Espagnol vont être les seuls à ne pas se coucher quand les putschistes envahissent les Cortes et tirent sur les représentants du peuple.

Ce geste, Cercas va le disséquer, l’analyser, l’interpréter, le comprendre, le signifier tout en sachant bien que cette image est tout autant réelle qu’irréelle « car la télévision change la nature d’un événement que nous percevons ». Il voit dans le geste de Suarez un geste de courage physique mais aussi, un geste de liberté souveraine, un geste de grâce comme ceux de toreros racontés par Hemingway, un geste de révolte au sens camusien, un geste de comédien bien sûr car Suarez a trop d’expérience politique pour ne pas savoir que « ce n’est pas la réalité qui fait les images mais les images qui font la réalité », un geste posthume enfin car c’est celui d’un « homme politiquement fini et personnellement brisé ». Le geste de Mellado n’est pas celui d’un politicien mais d’un soldat longtemps respecté, aujourd’hui haï par l’armée pour avoir rejoint un gouvernement qu’elle combat. Quant au geste de Carrillo il ressemble à celui de Suarez, lui aussi étant sur le déclin. Ces trois hommes se trouvent à ce moment du destin décrit par Borges « où l’homme apprend une fois pour toutes qui il est ».

Cercas, au delà de ces destins singuliers, raconte comment on en est arrivé là. La situation politique est mauvaise. Après l’euphorie de l’après franquisme, l’heure est au « desencanto », le désenchantement. Les attentats de l’ETA visent essentiellement l’Armée qui se sent abandonnée par le pouvoir civil. L’Eglise ne soutient pas l’évolution démocratique, trop furieuse du vote sur le divorce. Les rivalités, les intrigues agitent « le grand cloaque madrilène » et vont mettre en branle une machine infernale qui va échouer par la détermination d’un homme, le roi, qui a pourtant une part de responsabilité dans ce putsch tant il fut, avant de se reprendre, imprudent, bavard et ambigu et l’obstination d’un autre, le lieutenant-colonel Tejero, qui « préféra l’échec au triomphe d’un coup qui ne serait pas le sien ».

Au delà de cet échec, Cercas raconte la transition démocratique, expliquant que c’est un pacte de mémoire et non un pacte d’oubli, comme on le croit trop souvent, qui a sauvé l’Espagne du franquisme : les vaincus de la guerre civile renonçaient à demander des comptes et en contrepartie les vainqueurs acceptaient un régime démocratique. « On n’oublie rien mais on contourne le passé. » Par son geste souverain Adolfo Suarez, « mélange de Rubempré, de Frédéric Moreau et de Julien Sorel » ne « se rachetait pas seulement lui-même mais tout un peuple » de sa collaboration massive avec le franquisme.

Ce livre est captivant, riche d’informations, de réflexions sur le pouvoir, l’image, la stratégie pour prendre et garder le pouvoir. Il fait le récit d’un moment qui fut bien plus complexe et difficile qu’on ne l’imagine aujourd’hui. Le complot du 23 février 1981 ne fut pas une pantalonnade mais un vrai risque pour la démocratie. Ce livre est riche aussi de portraits subtilement cernés, de la description d’une époque et d’un pays qui n’est pas encore totalement sorti de son autarcie mentale tant la peur peut vite revenir.
Le brio du style allie la subtilité à l’intelligence du récit et à la finesse de la réflexion.
C’est un livre où l’émotion personnelle est sous-jacente et je pense aux dernières pages où Cercas évoque son père avec une retenue et une compréhension bouleversantes.
C’est enfin un livre d’espoir car c’est du 22 février 1981 qu’on peut dater la vraie fin de la guerre civile espagnole.

Jlc - - 81 ans - 16 janvier 2011