A feu et à sang : De la guerre civile européenne 1914-1945
de Enzo Traverso

critiqué par Hamilcar, le 29 décembre 2010
(PARIS - 69 ans)


La note:  étoiles
Une guerre totale
Ce livre, passionnant de bout en bout, est une analyse de trente années qui ont fait basculer le siècle, les hommes et les institutions, dans un monde où déclamer "Plus jamais ça" s'espère mais ne convainc pas forcément. Car encore trop fraîche, l'horreur et sa mécanique de mise en place déroule son cortège d'idéologies, de ressentiments, de violence et de rejets de l'autre qui ont conduit l'homme européen, en pleine mutation technologique et industrielle, vers l'inhumanité traduite en guerre totale.
Trop proches encore les morts comptés par millions, militaires mais aussi civils, les victimes d'épurations, d'exécutions, de génocide. Trop frêle encore cette nouvelle Europe, accouchée de la barbarie et qu'il a fallu reconstruire, ses villes bombardées et ses campagnes rasées. Trop présentes encore ces visions du monde qui s'opposent toujours, nationalistes ou internationalistes, fascistes, communistes, et tant d'autres idéologies qui ont mené les êtres dits civilisés à la bestialité la plus extrême.
L'auteur, en restant constamment dans l'analyse des causes et des conséquences, sans aucune subjectivité, apporte par son érudition des éléments nécessaires pour comprendre cette virée en enfer.
De Sarajevo à Verdun, de Versailles à Weimar, de 1917 et la naissance du soviétisme en passant par la république fasciste de Salo, des phalanges franquistes à l'état pétainiste, de Nuremberg à Hiroshima. Rien n'échappe à l'analyse d'Enzo Traverso qui, d'un puzzle souvent diffus, nous amène à considérer cette nouvelle guerre civile de trente ans comme une mécanique implacable lancée par la folie des hommes, pour devenir un tout qui s'imbrique pièce par pièce.
J'ai été absorbé par cette lecture, pas toujours facile je l'avoue. N'étant pas personnellement formé aux sciences politiques, j'ai toutefois été captivé par l'intelligence de l'écriture et la perception nouvelle d'une période que je pensais connaître mais dont j'ignorais les véritables ressorts. Je n'en sors pas forcément confiant, certes, mais tellement rasséréné dans l'idée que la compréhension des choses vaut mieux que toute forme d'ignorance.
Quand l'auteur fait référence aux amnisties de nombreux criminels de guerre prononcées pour maintenir la continuité des états, il insiste bien sur cette conception de l'oubli qui ne force pas au pardon. Quand il décrit la peur de l'abattoir rivée au poilu, il ne fait jamais d'outrance aux champs d'honneur, à l'héroïsation du combattant, il rappelle simplement les victimes tombées au combat, comme autant de soldats inconnus gravés dans les mémoires plus collectivement que par leur propre nom.
Tant d'anonymes pour tant de dégâts. Et tant d'ignorance fabriquée lors du constat judiciaire pour raisons politiques. La Shoah, produit le plus horrible de cette barbarie n'a eu qu'une place annexe à Nuremberg, l'invasion de la Pologne par l'occupant nazi, certes insupportable dans ses conséquences, a bénéficié de plus de considération juridique, comme ont été purement et simplement effacées, aucunement évoquées, les atrocités communistes commises par le régime de Staline.
Ignorance? Oubli? Ou simplement négligence? Assurément non, juste le jugement du vainqueur à l'encontre du vaincu, saupoudré de termes nouveaux comme celui de crime contre l'humanité qu'il ne convenait pas encore de mettre forcément en évidence. La raison, si s'en fut une, imposait aux organisateurs le devoir de reconstruire sur les braises encore chaude de l'écroulement d'un monde. Si la volonté de lutter contre le crime de masse avait motivé Nuremberg, Hiroshima et Nagasaki n'auraient jamais subi l'enfer à l'ouverture même de ce procès.
Je laisse à chacun la conclusion qu'il s'en fera et surtout l'espoir qu'effectivement, "Plus jamais ça".