Le Naufragé
de Thomas Bernhard

critiqué par Tistou, le 5 décembre 2010
( - 68 ans)


La note:  étoiles
Glenn Gould et le « sombreur »
Thomas Bernhard se met dans la position d’un jeune pianiste doué qui se serait retrouvé dans la même Masterclass de piano, dirigée par Horowitz, que Glenn Gould et un dénommé Wertheimer. Trois jeunes pianistes d’exception donc ; le narrateur, Wertheimer et Glenn Gould, à Salzbourg au Mozarteum. Trois d’exception, hélas, l’un l’est davantage, ou plutôt il est carrément génial. C’est le seul personnage réel de l’affaire ; le regretté Glenn Gould. Il s’agit donc, par raccroc, aussi d’un roman sur Glenn Gould. Sauf que, s’agissant de Thomas Bernhard, le terme de roman n’est pas vraiment adapté. Plutôt d’un long monologue perpétuellement recommencé, ressassé, comme un soc de charrue vient passer et repasser pour former le sillon dans une terre aride et vierge.
C’est également une réflexion sur ce qui peut vous pousser au suicide, ce qui peut vous porter comme ce qui peut vous abattre.

Glenn Gould aussi, notre ami et le plus important pianiste virtuose du siècle, n’a atteint que cinquante et un ans, pensai-je en entrant dans l’auberge.
Sauf qu’il ne s’est pas suicidé comme Wertheimer mais qu’il est mort de sa belle mort, comme on dit.
Quatre mois et demi à New York, et encore et toujours les « Variations Goldberg » et « L’art de la fugue », quatre mois et demi d’exercices pianistiques comme Glenn Gould le répétait sans cesse, et en allemand uniquement, pensai-je. »

Au cours de la relation de ce qui s’est passé pendant cet été au Mozarteum, puis par la suite - le génie de Glenn Gould carbonisant littéralement ses deux comparses l’un va abandonner rapidement, l’autre se suicider - Thomas Bernhard va se livrer à son exercice favori ; l’expression de ses détestations. En vrac ; l’Autriche, les Autrichiens, Salzbourg, la campagne autrichienne, les auberges, le costume autrichien … Bien peu de choses trouvaient grâce à ses yeux, il faut le reconnaître. Et on va retrouver le style tout en introspection de Thomas Bernhard, avec ses incessants « pensai-je », « disait-il » et autres « dis-je ».
Une petite détestation ?

« Le trajet de Vienne à Linz est un trajet semé uniquement de laideur. De Linz à Salzbourg, cela ne s’arrange pas. Et les montagnes du Tyrol m’oppressent. J’ai toujours haï le Vorarlberg au même titre que la Suisse, lieu d’élection de l’abrutissement, comme mon père l’a toujours dit, et sur ce point, je ne le contredisais pas. Je connaissais Coire pour m’y être plusieurs fois arrêté avec mes parents, c’est-à-dire chaque fois que nous envisagions d’aller à Saint-Maurice et passions la nuit à Coire, toujours au même hôtel où cela puait la tisane de menthe ; mon père y était connu et on lui consentait un rabais de vingt pour cent parce qu’il était resté fidèle à l’hôtel pendant plus de quarante ans. C’était ce que l’on est convenu d’appeler un bon hôtel au centre-ville, je ne sais plus comment il se nommait, peut-être Hôtel du soleil, si je ne m’abuse, bien qu’il fût situé dans le plus sombre recoin de la ville. Dans les tavernes de Coire, on vous versait le plus mauvais vin et on vous servait les saucisses les plus insipides. Avec mon père, nous prenions toujours le repas du soir à l’hôtel, il commandait, comme on dit, un petit quelque chose et appelait Coire une étape agréable, ce que je ne comprenais absolument pas car j’avais toujours trouvé Coire spécialement désagréable. Je trouvais les gens de Coire aussi haïssables que les Salzbourgeois, et même davantage car il n’est rien de pire que l’abrutissement en haute montagne.”

Le texte est, à l’accoutumée, touffu, sans respiration, absolument pas aéré. Thomas Bernhard ne cherche pas à aider le lecteur. On se lance dans sa lecture comme on entre en sacerdoce. Une seule issue : la fin. C’est comme un long tunnel étouffant durant lequel on sait qu’il n’y aura pas d’échappatoires.
A noter que si Thomas Bernhard n’était pas pianiste, il a effectivement étudié au Mozarteum, mais dans le domaine du violon.