Ni dieu ni maître - Anthologie de l'anarchisme
de Daniel Guérin

critiqué par Soldatdeplomb4, le 4 novembre 2010
(Nancy - 35 ans)


La note:  étoiles
Aux origines d'une pensée utopique
Avant toute chose, je me permets de signaler que je n'ai lu qu'une version plus ancienne de cet livre, édité aux éditions Maspero, qui ne contenait que les textes de Stirner, Bakounine et Proudhon.

La lecture m'a demandé beaucoup d'effort. L'anthologiste a sélectionné de nombreux extraits de textes (je me garderai de critiquer sa sélection), qui bien souvent se répètent, au mot près, montrant que certains auteurs manquent singulièrement de style (je pense à Proudhon). La pensée anarchiste est vraiment singulière, et bien souvent la lecture provoque un sourire en coin un peu moqueur, tant certaines idées sont totalement farfelues.
Cependant, le choix de textes est particulièrement éclairant, et donne de nombreux aspects de la pensée anarchiste, sans le filtre (nauséabond) des commentateurs ou des essayistes partisans, qui trient bien volontiers les idées, pour ne garder que le profil reluisant de l'anarchisme. Ils ont raison, l'autre profil fait véritablement froid dans le dos...
Ce livre m'a conforté: l'anarchisme prétend donner la liberté à tout le monde. Mais cette pensée est d'abord la négation de toute liberté pour l'homme... Lisez, vous verrez.
Une bible de l'anarchisme 7 étoiles

Ni Dieu ni maître se présente comme un recueil des textes fondateurs de l’anarchisme. Les principales penseurs du mouvement y sont présents : on y trouvera ainsi en tout premier lieu une large part faite à Pierre-Joseph Prudhon, Michel Bakounine ou bien Pierre Kropotkine. De nombreuses autres figures marquantes, disciples ou compagnons de routes, ne sont pas oubliés, dans une moindre mesure : James Guillaume, Louise Michel, Emma Goldman, Errico Malatesta... Les écrits sont rassemblés à la fois par auteur et par ordre chronologique, (en tout cas dans l'édition brochée de 1970 que j'ai eu en main) ce qui rend leurs perspectives passionnantes, car les événements historiques font échos aux textes de façon de plus en plus fortes, jusqu’à se fondre presque totalement les uns aux autres : si Pierre-Jospeh Prudhon évoque ainsi de façon distanciée les révolutions de 1848, le recueil se clôture avec de véritables témoignages directs sur la Révolution Russe et la Guerre Civile Espagnole.

Le recueil permet de se faire une idée fort précise des principaux fondements de l’anarchisme. Il faut noter qu’ils s’avèrent très cohérents d’un auteur à l’autre, le premier d’entre eux étant sans doute la haine de l’État, de l’autorité, de la propriété privé, et le souhait de leur disparition. On pourra également citer le « culte » porté à la Liberté de pensée et au Travail, ainsi que l’Internationalisme. Du point de vue économique c’est le Communisme au sens premier du terme qui est préconisé et largement théorisé. Malgré tout bien sûr surgissent ici ou là des subtilités de vue pas toujours évident à appréhender pour un néophyte comme moi. Pas facile ainsi de saisir les nuances entre les thèses mutuellistes de Pierre-Joseph Proudhon, le collectivisme de Michel Bakounine ou le communisme libertaire de Pierre Kropotkine ! La condamnation de la première guerre mondiale semble aussi par exemple avoir été un élément de débat, suite au positionnement pragmatique de Michel Bakounine, résigné à soutenir la lutte contre l’alliance Austro-allemande, ce qui a heurté de nombreux militants anarchistes, culturellement largement anti-militaristes.

L’État, y compris dans sa forme démocratique, est au cœur de l’obsession des penseurs anarchistes, qui appellent de leurs vœux sa suppression, par la Révolution. On lui reproche de mettre à sa tête une « élite » qui, même élu de façon libre, tendrait, par divers mécanismes propre à la nature humaine, à opprimer de façon irrésistible les classes sociales, en particulier les plus fragiles, et à se couper des réalités sociales de la « base », sans que celle-ci ait beaucoup de moyen de faire entendre ses préoccupations et de défendre ses droits. Le corollaire (ou la cause) de tout cela étant de permettre qu’une minorité puisse capter la propriété et les outils de production au détriment de ceux qui travaillent réellement. La célèbre envolée de Pierre-Joseph Proudhon, à cet égard, illustre ce discours avec fougue :

"Être gouverné, c'est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n'ont ni le titre, ni la science, ni la vertu... Être gouverné, c'est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C'est, sous prétexte d'utilité publique, et au nom de l'intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre résistance, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! Et dire qu'il y a parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a du bon ; des socialistes qui soutiennent, au nom de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité, cette ignominie ; des prolétaires, qui posent leur candidature à la présidence de la république ! Hypocrisie !"

Le fonctionnement des communes ou des communautés qui prendraient le relais à la suite de la suppression de l’État font l’objet de plans assez détaillés (et parmi les textes les plus fastidieux à lire, voir par exemple l’extrait du catéchisme révolutionnaire de Michel Bakounine ou bien les Idées sur l’organisation sociale de James Guillaume), mais fort éclairant cependant. Le modèle hiérarchique y est balayé. Il est remplacé par un modèle sans autorité, où les décisions sont prises aux consensus. Des délégués élus et révocables, sans pouvoirs hiérarchiques, sont chargés de mettre en œuvre ces décisions.

La centralisation étatique est aussi battue en brèche : les Communes se veulent être des entités géographiques locales de taille modeste. La fraternité et la solidarité sont au centre de l’esprit de ces « Communes », ainsi qu’une certaine rationalité économique où le gaspillage est honni et où chacun consommerait strictement selon ses besoins. A titre personnel, même si je trouve que bien des constats et des critiques des anarchistes envers les excès de l’État font souvent mouche, je reste cependant dubitatif sur la possibilité de le remplacer par un système de type « Commune ». La nature de l’être humain, où veille son avidité et son individualisme, me paraît être un écueil de poids pour le développement de ce modèle, qui semble économiquement terriblement « mécaniste ». Quant à la la prise de décision communautaire par consensus, Isabelle Frémaux et John Jordan évoquent les difficultés de sa mise en œuvre, dans les communautés anarchistes contemporaines, dans leur livre les sentiers de l’utopie.

Il est difficile de ne pas se poser la question du rapport entre l’anarchisme et la violence. Dans les textes de ce recueil, elle est d’abord présente à travers les témoignages historiques : la Commune de Paris ou la guerre civile ukrainienne et espagnole. Michel Bakounine quant à lui, autant homme d’action que théoricien, a abondamment participé à différents mouvements contestataires violents (soulèvement de Dresde en 1848, insurrection de Lyon de 1870), y donnant le coup de feu. La violence semble indissociable de la Révolution Sociale qui est censée mettre à bas les institutions étatiques. En effet, repoussant même l’accès au pouvoir par des voies démocratiques, l’anarchisme ne peut se déployer que par la Révolution, dont on ne voit pas comment elle pourrait éviter la violence. Michel Bakounine en est parfaitement conscient dans ses écrits théoriques. Il semble d’ailleurs le déplorer, car pour lui la Révolution doit avant tout « faire la guerre aux positions et aux choses, bien plus qu’aux hommes ».

J’ai découvert également dans ce recueil le positionnement des anarchistes par rapport au socialisme parlementaire, (qu’ils récusent, considérant la démocratie comme une farce) mais surtout vis à vis du marxisme. Cette problématique devient quasiment centrale, comme une obsession, sur une bonne partie du livre. On y apprend l’hostilité réciproque de Karl Marx et des penseurs anarchistes, le premier les méprisant l’anarchisme comme idéologique, tandis que les seconds, (comme Michel Bakounine qui en fait ainsi une analyse visionnaire, dans les années 1900, avant toute existence d’un état communiste) mettant en garde contre la nature totalitaire que constitue l’idéologique marxiste, ce qui sera confirmé par l’Histoire. Nombre de témoignage de militants anarchistes présents en Russie en 1917 ou 1918 n’ont pas mots assez durs non plus sur le régime de Moscou.

Il faut reconnaître par ailleurs que la plupart des grandes figures présentes dans le recueil font montre d’une belle maîtrise de la langue, qu’on pense au sens de la formule de Pierre-Joseph Prudhon ("la propriété c’est le vol"), aux envolées plébéiennes de Pierre Kropptine, ou à de furieux textes anti-militaire de Errico Mallatesta. Mais malgré la grande qualité littéraire de ces nombreux textes, cette compilation de morceaux choisis, qui donne un extraordinaire panorama sur la pensée anarchiste telle qu’elle est née au milieu du 19ème siècle et a évolué jusque dans les années 1930, n’est pas globalement pas d’une lecture facile.

L’appareil critique est en effet réduit au minimum, ainsi que les mises en contexte sur des événements qui m’étaient personnellement assez peu ou mal connu, que ce soit la Commune de Paris, la Guerre Civile Ukrainienne (et la personnalité de Nestor Makhno), la révolte des marins de Cronsdatd dans les faubourgs de Saint-Petersbourg contre les bolchévik en 1920 ou bien même la complexe guerre civile espagnole. On ne sait pas toujours qui écrit les textes, dont la taille de police est très variable, parfois à la limite du lisible. En outre certains écrits sont fastidieux, comme je l’ai déjà dit, et plusieurs témoignages redondants.

Le livre, très stimulant il faut le dire par les questions qu’il pose (et en particulier son détachement du modèle "hiérarchique", dans lequel on est baigné depuis l'enfance), oblige aussi à redoubler d’esprit critique. Il s’avère en effet une sorte de « bible » anarchiste où par essence cette idéologie n’est pas remise en cause. Il convient par exemple de s’interroger sur les expériences de collectivisations menées pendant les guerres civiles en Ukraine ou en Espagne, qui sont décrites avec une ferveur et une exhalation pour les moins suspectes. D’ailleurs Guy Hermet, dans son ouvrage à la Guerre d’Espagne, minore d’une part fortement l’impact de la force armée anarchiste dans le conflit, et surtout évoque avec effroi « la furie utopiste » des anarchistes et leur dérive : « ceux-ci [les anarchistes] veulent faire le bonheur des paysans catalans contre leur gré ». Voilà toute l’ambiguïté sans doute de la pensée anarchiste : est-il légitime d’imposer par une Révolution violente le règne de la liberté ?

Fanou03 - * - 49 ans - 16 décembre 2018