Ma vie d'homme
de Philip Roth

critiqué par Bartleby, le 3 novembre 2010
(Piré sur seiche - 48 ans)


La note:  étoiles
Brillant exorcisme
Après trois livres dans la veine burlesque ou satirique (« Tricard Dixon et ses copains », « Le grand roman américain » et « Le Sein »), Roth revient à l'inspiration qui a fait ses premiers succès (« Goodbye, Colombus » et surtout « Portnoy et son complexe ») : sa vie. Comment raconter son désastreux premier mariage sans sacrifier le pouvoir créateur de l’imagination ? Roth invente un alter-ego, Peter Tarnopol, jeune écrivain plein d’avenir, auteur d’un premier roman remarqué, confronté au même problème. Celui-ci y répond d’abord par la fiction. Et, incroyable mise en abyme, en se cachant lui aussi derrière un double nommé… Nathan Zuckerman ! (qui n’est pas inclus dans le cycle du même nom)

La première partie du livre (« Fictions utiles ») est ainsi constituée de deux tentatives. Dans « L’apprentissage », Tarnopol décrit avec humour l’enfance choyée et les premiers émois sexuels de Nathan mais ne peut aller au-delà car lui-même est trop impliqué dans l’histoire de son personnage pour maintenir une telle distance avec ses souffrances à venir : pour cela, il faudrait « simplement un autre auteur, quelqu’un qui ne verrait en elle que la pure et simple comédie de cinq mille mots qu’elle a peut-être bien été ».
Tarnopol change donc de ton et de perspective dans « A la recherche du désastre ». Cette fois-ci c’est Zuckerman qui parle directement de sa rencontre, à l’un de ses cours de littérature qu’il donne à Chicago, avec Lydia Ketterer, une femme divorcée, laide et qu’il n’aime pas, mère d’une fille, Monica, « un enfant stupide, brisée, illettrée », mais avec qui il reste sans vraiment savoir pourquoi sinon pour d’obscures raisons morales. Cette deuxième nouvelle, Tarnopol estime qu’elle manque foncièrement de crédibilité : « Au lecteur qui se découvre incapable de surseoir à son refus de croire à un protagoniste qui poursuit une aventure avec une femme pour lui asexuée et si uniformément vouée au désastre, à ce lecteur je dirai que rétrospectivement, il me parait presque impossible de croire à mon propre personnage ».

Dans la seconde partie (« Ma véritable histoire »), Peter Tarnopol se résout finalement à sa propre confession. C’est le cœur du livre. Il raconte comment il se retrouve malgré lui, à cause d’un subterfuge diabolique, marié avec Maureen, une femme jalouse, mythomane et hystérique. Celle-ci découvre bientôt qu’il la trompe. Ils se séparent mais elle refuse de divorcer : l’Etat de New York le condamne à lui verser une pension qui grève ses maigres revenus. Le cauchemar ne fait que commencer : il n’arrive plus à écrire et entame une houleuse thérapie avec un psychanalyste qui met ses malheurs sur le compte de son narcissisme d’écrivain… Pour le lecteur, cette confession peut être à son tour remise en cause. A force, en effet, d’être confronté aux nombreuses versions parallèles de sa vie (celle de Maureen avec son journal intime et sa propre fiction où Peter Tarnopol se trouve renommé en Paul Natapov ! Ou celle du Docteur Spielvogel avec son article dans une revue scientifique où le romancier juif américain devient un poète italo-américain !) Tarnopol est plongé dans l’incertitude de ce qu’il vit ou a vécu.
De la fiction (l’imagination) ou de la confession (la franchise), laquelle des deux est alors la plus susceptible d’atteindre la vérité ? Tarnopol alias Roth répond en romancier : « Peut-être que tout ce que je dis là, c’est que les mots étant les mots ne peuvent qu’approcher, et qu’importe alors que je m’approche plus ou moins, puisque je ne fais qu’approcher. […] En tout cas, tout ce que je peux faire avec mon histoire, c’est de la raconter. Et de la raconter. Et de la raconter. Et c’est cela la vérité. »

Dans ce roman d’une savoureuse complexité, Roth qui n'a jamais paru autant coller à son histoire personnelle (Dans « Les faits », il révélera d'ailleurs que le personnage de Maureen s'inspire directement de sa première femme Margaret Martinson) parvient à entrainer le lecteur sans l’égarer (les trois récits sont en fait des variations reliées par un thème unique) dans un jeu de miroir permanent entre réalité et fiction. En multipliant les mises en abyme (Sa sœur Joan, son frère Morris, son psychanalyste donnent chacun leur tour leur avis sur ses « Fictions Utiles » et dont il est stipulé, en début de livre, qu’elles sont tirées de la vie de Tarnopol) ou les brouillages délibérées (« Ma vie d’homme » est le titre du livre de Philip Roth ou bien celui de Peter Tarnopol ?) Roth souligne la frontière ténue entre l’art et la vie (« Vous ne devez pas vous abandonner à votre imagination et appeler cela de la fiction. Fondez vos histoires sur ce que vous connaissez ») et réalise un hymne vibrant à la création littéraire.
Il fait aussi une charge féroce et drôle sur le couple d’avant la libération des mœurs, où l’homme se révèle incapable de discernement et la femme dépendante et suicidaire. Et à l’aune de cette douloureuse expérience, nous dit de faire nos choix, non pas en tant qu’homme ou en tant que femme (dictés par la société à une époque donnée) mais, indépendamment de l’identité sexuelle, en tant qu’individu… (« Ce moi qui est moi et qui, étant moi, n’est nul autre ! ») Un roman vertigineux et jubilatoire (cf. les cent dernières pages), pour moi un des chefs-d’œuvre du grand Philip…
Un jeune homme anxieux de sa virilité 8 étoiles

De manière burlesque mais un tantinet attendue, Philip Roth décrit la jeunesse et l'entrée en âge adulte d'un Américain juif vivant sous la coupe d'une mère abusive. Fréquemment malade, d'apparence chétive, il craint fort pour sa virilité et tente d'en faire des caisses pour séduire les femmes, ce dont pâtit sa vie sentimentale. De là, commence une analyse chez un psychiatre avec qui les relations vont également en dent de scie, comme avec sa mère et les autres femmes.
La trame générale ressemble furieusement à un film contemporain de Woody Allen, pour le meilleur et les mêmes petits travers. A connaître les mondes personnels des deux artistes qui connaissent des points communs, l'effet de surprise est inévitablement en partie émoussé, mais cela vaut bien la peine, car on y passe un bon moment.

Veneziano - Paris - 46 ans - 6 janvier 2018