Une parfaite journée parfaite
de Martin Page

critiqué par Lucien, le 4 mars 2002
( - 69 ans)


La note:  étoiles
Quand le Désespoir couche avec la Solitude.
Tous ceux qui avaient aimé le premier roman de Martin Page, « Comment je suis devenu stupide », paru au Dilettante voici à peine un an, attendaient son auteur au tournant. Vingt mille exemplaires vendus pour un premier roman, c'était surprenant. Et puis, nous avions d’emblée découvert un ton très particulier fait d’humour cynique, de philosophie au sens classique du terme et de surréalisme, sans compter les références à la culture anglo-saxonne, au cinéma, un peu comme un Boris Vian qui se serait efforcé d'écrire à la façon de Voltaire ou de La Rochefoucauld. Ceux qui connaissent un peu Martin Page savaient qu'il possédait dans ses tiroirs près d’une dizaine de manuscrits. A vingt-cinq ans, c'est assez rare. Mais c’était plutôt rassurant, dans la perspective de ce deuxième roman qui est, paraît-il, le plus dur à mettre au monde. Et puis, nous avons appris la date de parution : le 6 février 2002.
Et puis, le livre est sorti de presse. Et nous l’avons lu. Et Martin confirme. Martin confirme et désarme.
L'objet, d’abord. Comment un livre aussi fort n'a-t-il pas, comme le premier, eu la chance d’être publié par le Dilettante ? Que font les mots de Martin Page dans ce « paperback » déjà déformé après une seule lecture, au format large et plat qui rappelle la collection bon marché « Librio » (mais en six ou sept fois plus cher) ? Que fait Martin aux éditions « Mutine », dont le correcteur d'orthographe devait être distrait quand il a relu cette centaine de pages? Lui seul peut le dire. Ce que nous pouvons dire, c’est que Martin va, d'un certain point de vue, beaucoup plus loin que dans « Comment je suis devenu stupide ». Qu'il largue les amarres qui le retenaient à la société, d'une part, au réalisme d'autre part. Alors que son premier roman restait, d’un point de vue stylistique, dans un classicisme plutôt sage qui débouchait parfois sur un surréalisme maîtrisé, c'est au surréalisme débridé de Vian que l’on songe ici : le requin qui torture le narrateur rappelle le nénuphar qui phagocyte le poumon de Chloé, la cruauté des procédés employés pour la collection de suicides rappelle les fortes images de « l'herbe rouge » ou de « l'écume des jours ». Tout est possible. Tout le temps. On songe aussi, pêle-mêle, à Michaux ou au cinéma américain le plus violent : la première page semble tirée de « Full Metal Jackett », dont l’ombre traversait déjà « Comment je suis devenu stupide ». On songe au narrateur de « Gros-Câlin » d’Ajar-Gary.
Et puis, dans son rapport avec la société mais aussi avec lui-même (pour autant que l'on puisse assimiler tant soit peu auteur et narrateur, exercice souvent périlleux), Martin Page explose ici avec une noirceur qui pourrait inquiéter. L'Antoine du premier roman, s'il affichait un regard sans illusions sur la société, pouvait au moins compter sur des amis, et même découvrir finalement l'amour. Rien de tel ici. La preuve dans cet extrait : « Je rentre chez moi. Il y a du bruit dans la chambre. Le Désespoir et la Solitude baisent dans mon lit, sans capote bien sûr. Ils vont encore me faire une tripotée de mômes. » Sans commentaires. Le thème ? Une « parfaite journée parfaite ». la journée tellement parfaite de ce jeune cadre parfaitement intégré au système, en apparence, mais dont l'existence entière est apparence : fausse photo de l'épouse parfaite et des enfants idéaux, faux « mieux-moi » envoyé en doublure aux réceptions mondaines, faux cheveux, fausses humeurs établies à l'avance suivant une rotation hebdomadaire (« Lundi : heureux et positif. Mardi : dépressif fatigué. »), fantômes des amis oubliés, des femmes pas encore aimées, « spectres de tous nos âges passés, de nos êtres enfants et adolescents, de toutes ces fois où nous avons dû mourir pour continuer à vieillir ». Faux suicides surtout. Faux suicides tellement parfaits, tellement parfaitement faux qu’ils ne parviennent pas à tuer le requin intérieur de la lucidité qui ronge comme un cancer. Et des trouvailles permanentes, une débauche d'imaginaire : les toilettes du narrateur reliées à celles de la Maison Blanche et lui amenant des bouffées de discours présidentiels, diarrhées de mots, diarrhées de merde ; les cantates de Bach programmées pour une écoute téléphonique tout le long du chemin qui mène au travail, un mouvement par cabine ; les sentiments classés comme des insectes ; le terrorisme musical, où les bombes sont remplacées par des décibels : « Discours du pape Jean-Paul II sur l'amour divin et le repentir des fautes passées de l'Eglise, place Saint-Pierre, Vatican, dimanche de Pâques, midi. Public présent : 500 000 personnes, retransmission mondiale. 800 000 watts, 70 baffles autour de la place. Pet Shop Boys, « Go West ». Impact : les prêtres homosexuels demandent le droit de se marier, les femmes veulent aussi porter des robes et des chapeaux bizarres, arrêt de huit pacemakers, quelques orgasmes. »
« Une parfaite journée trop parfaite », le deuxième roman de Martin Page, dont la clé réside peut-être dans la dernière et énigmatique phrase : « Il y a des gens qui ne sont pas mouillés par la pluie, je ne les ai jamais compris. » « Une parfaite journée trop parfaite », l'histoire du fou qui repeint le plafond ? ou de celui qui se cogne la tête dans le mur parce que c'est si bon quand ça s'arrête ?
« Ca me rassurerait d'être fou, le monde aurait plus de sens ».
Première déception avec cet auteur génial. 5 étoiles

Bon et bien il fallait bien que cela arrive un jour et ce jour est arrivé : j’ai lu un « Martin Page » qui ne m’a pas plu. Pourtant tout commence bien, le ton, le style propre à cet excellent écrivain, l’humour par l’absurde, tous les ingrédients sont réunis pour passer un agréable moment. Mais très vite la lecture tourne en rond, il n’y a pas de réel fil conducteur, j’ai même bien souvent trouvé cette lecture redondante. Je me suis ennuyé tout simplement malgré quelques beaux paragraphes dont Martin Page a le secret.
Pourquoi cette sévérité dans mon jugement ? Tout simplement parce que j’attendais mieux d’un auteur que j’adore et qui m’a si souvent transporté, notamment dans La libellule de ses 8 ans, la destruction de Paris et sa reconstruction en Afrique ou encore peut-être une histoire d’amour pour ne citer qu’eux.
Une déception.

Sundernono - Nice - 41 ans - 7 octobre 2016


Le suicide en guise de raison de vivre 8 étoiles

L'unique personnage cultive à longueur de roman ses velléités suicidaires, qui sont comme le fil conducteur des ses jours.
Dès le lever, il se prépare un délicieux milk-shake de comprimés, de quoi le faire mourir agréablement juste avant de partir travailler.
Il n' a de plus belle satisfaction que quand il réussit sa tentative de suicide ratée.

S'il veut se pseudo-supprimer, c'est qu'il désespère de ne pas être fou, ce qui l'empêche d'être en phase avec le monde. Et pourtant, on pourrait le croire légèrement "atteint" lorsqu'il explique sa conviction d'être en lien direct avec le président des Etats-Unis via un système complexe de canalisations débouchant......dans sa cuvette de W-C.

Cet écorché vif eut une révélation le jour où, connaissant un bref instant de vrai bonheur, il s'aperçut qu'il avait toujours eu mal, pensant que c'était un état normal. Ce qui le poussa à consulter un médecin qu'il estime particulièrement compétent parce que, lui-même toujours malade et inquiet, il parvient à se mettre au niveau de ses patients.

Le lecteur, lui, doit se mettre à la Page pour apprécier l'humour décalé et surréaliste servant à décrire un monde malade de son hyperréalisme.

Millepages - Bruxelles - 65 ans - 30 mars 2012


Martin Page en plein dans son temps : une véritable originalité 9 étoiles

L’éditeur se plaît à dire que cet ouvrage est un conte drolatique et cruel qui n’est pas sans rappeler L’écume des jours de Boris Vian. Il a raison et il a tort (comme tout le monde me direz-vous).

L’oeuvre de Vian est un savant mélange - grand cru du vingtième siècle - entre le surréalisme, toutes tendances confondues, et le théâtre de l’absurde d’un Beckett. Un nénuphar croît dans un poumon, et seul le parfum des fleurs empêche cette croissance meurtrière. Un piano se révèle être une machine à fabriquer des cocktails, le pianocktail - fameux barbarisme devenu néologisme. L’univers dépeint par Martin Page est à son tour composé d’éléments délirants, autant d’outrances à la normalité du monde. Un grand requin blanc de taille moyenne - environ 6 mètres - loge dans le corps du personnage principal : presque banal. Des toilettes sont connectées, par des canaux mystérieux, avec celles de Bill Clinton, permettant ainsi d’entendre en avant-première, les discours qu’il réserve aux journalistes et autres personnalités appartenant à la sphère du marketing politique. Arrêtons-là cette énumération. Ces trouvailles improbables sont bien le fait d’un héritier de Vian.

Cependant, rassurons-nous, Martin Page est bien un jeune auteur du début du vingt et unième siècle, épris de son temps, marqueur identitaire d’une génération, voire de plusieurs. En cela, il diffère foncièrement de Boris Vian, dont l’oeuvre émergea d’une époque, gardant les stigmates d’un air du temps avec lequel nous avons pris nos distances, n’en déplaise aux nostalgiques des années 60 …
Il ne s’agit pas de la question de l’environnement technologique ; je préfère … enfin … j’en voyais venir plus d’un. Non, C’est autre chose. Un état d’être au monde et aux personnes, aux “gens”, qui se manifeste par une relativisation extrême de la perception des réalités de l’existence, qu’elles soient simplement sociales ou bien plus profondes. Le personnage central - le “héros” - est un publicitaire reconnu et sujet d’une certaine admiration de la part de ses pairs, mais il n’en est pas moins désabusé quant à l’importance d’une telle activité, de sa pertinence salvatrice dans une société. La conséquence loufoque d’un tel état d’esprit : passer ses vacances caché aux yeux de tous, dans l’ascenseur de son immeuble, afin de prendre de la distance vis-à-vis de son quotidien. L’auteur sait aussi être grave ; je vous laisse découvrir l’un des états intérieurs de ce personnage :

“Il y a toujours eu un problème de décalage entre le monde et moi. La nuit il arrive que le soleil ne soit pas couché sur mes paysages intérieurs. Le monde dans mon corps n’a pas le même rythme qu’à l’extérieur. Je ne dis pas qu’il y a un autre monde en moi, non, c’est le même monde, mais qui passe différemment. Les saisons ne sont pas synchrones : je peux être en hiver en plein été ; le printemps surgit au milieu de l’automne ; minuit sonne en matinée ; du brouillard apparaît n’importe quand ; les fleurs s’ouvrent au ralenti et vivent pour des années.
Les choses restent accrochées aux branches d’imperfection de mon être, elles s’emmêlent dans la jungle de mon anormalité ; le temps y paresse.”

Une parfaite journée parfaite de Martin Page est un livre-dynamo. Il génère à parts égales des éclats de rires et une perplexité toute métaphysique.

Ne passez pas à côté de L’écume des jours d’une nouvelle génération : la nôtre.

Gilles ARNAUD

Gilles Arnaud - Saint Rémy de Provence - 50 ans - 28 juin 2008


une presque parfaite journée parfaite 9 étoiles

Lucien a tellement bien décrit le roman qu'il y a peu à ajouter. Si ce n'est peut-être que je m'abstiendrai de crier au génie parce qu'il me semble que ce roman est émaillé d'emprunts. A Boris Vian, surtout. La seule chose qui empêchera cette "Parfaite Journée Parfaite" d'être totalement parfaite.

B1p - - 51 ans - 2 avril 2004


Absurdie 8 étoiles

Bien vu, Nothingman. Y aura-t-il un "par l'absurde III" sur "La libellule de ses huit ans", peut-être le meilleur Martin Page à ce jour?

Lucien - - 69 ans - 26 octobre 2003


La preuve par l'absurde (II) 7 étoiles

Le jour se lève sur un homme ordinaire. Un journée banale, un jour sans fin. Cet homme désespérément transparent a une obsession particulière: se suicider. Pendaison, immolation, overdose de barbituriques, noyade... Tous les moyens sont bons. Il meurt souvent, puis il reprend le cours de sa "parfaite journée parfaite" . Cet anti-héros ne se reconnaît plus dans le monde contemporain. Ce monde dans lequel les contacts ne sont que factices. Ce monde dans lequel les amitiés sont éphémères. Ainsi, il participe à des réunions d'anciens camarades pour mieux enterrer ces fantômes du passé.
" En tant qu'amis,ils sont morts. C'est triste. En tant qu'êtres humains, ils sont vivants. C'est encore plus triste. Ce n'était pas les êtres humains que j'aimais en eux, c'était les amis". Il vit dans un monde à part, loufoque. Un grand requin blanc a élu domicile dans son estomac. Il croise régulièrement un quatuor de mariachis mexicains au répertoire pour le moins particulier ("Rage against the machine", "The Clash") Martin Page démontre une fois de plus par l'absurde la misère affective de notre quotidien. Un roman fait d'inventions et de trouvailles mais auquel j'ai cependant préféré "Comment je suis devenu stupide", premier roman de l'auteur, lui aussi absurde mais un peu plus logique et cohérent.

Nothingman - Marche-en- Famenne - 44 ans - 26 octobre 2003


Suicides frénétiques 8 étoiles

Je fais également partie des "inconditionnels" de Martin Page. Une parfaire journée parfaite s’inspire, nous dit-on en quatrième de couverture, du roman de Boris Vian, l'Ecume des jours.
En effet, le narrateur vient d’apprendre qu'un grand requin blanc a élu domicile dans ses entrailles. Cela évidement contrarie un peu ses habitudes journalières, car la « principale occupation » de ce personnage est de se trucider "avec entrain". ‚a commence dès le matin, au saut du lit, avec un 357 magnum. Ensuite, les classiques : électrocution dans le bain avec le sèche cheveux, pendaison dans l'ascenseur, immolation, etc. Vu cet angle, avidement, ça parait un peu glauque. En réalité, c’est très drôle. Martin page fait preuve d’une imagination débordante et d’un humour sans limite. Je dois dire que je ne suis pas déçue, bien que j'aie une préférence pour son premier roman, "Comment je suis devenu stupide"

Esperluette - * - 52 ans - 20 août 2002