Les souris ont parfois du mal à gravir la montagne
de Vincent Ravalec

critiqué par Lucien, le 25 février 2002
( - 69 ans)


La note:  étoiles
A la recherche de la pureté perdue
Derrière ce long titre aux allures de fable (la montagne qui accouche d'une souris), Vincent Ravalec cache une double ascension : celle de l’auteur qui, tentant de devenir réalisateur, comprend que la montagne cinématographique est encore bien plus dure à gravir que la montagne littéraire (dans leurs aspects industriels et commerciaux, s'entend) et celle du même auteur qui, devenu réalisateur bien malgré lui, considère ce passage comme une déchéance, car il sait que jamais il n’atteindra le sommet de la montagne littéraire (au sens artistique, s'entend) où trône, dans une Olympe inaccessible et pourtant proche, le Dieu des écrivains en personne : Proust.
Le charme de ce petit récit est donc double.
D'une part, il relate de manière à la fois réaliste et décalée les pérégrinations d'un auteur devenu réalisateur (son sujet, « Requiem de la fripouille », clin d'œil au « Cantique de la racaille » d’un certain Ravalec), la malédiction sous-jacente dans cette initiation, l’inéluctable parcours du court au moyen puis au long métrage, les caprices des producteurs, les imprévus des castings, les aléas des tournages, les folies de Cannes… Le tout en cinq chapitres aux allures de tragédie grecque, de parcours initiatique
ou d’épopée biblique : Prologue – La Genèse (Les débuts du début) – Les Tables de la loi (Le financement) – L'épreuve (Le tournage) – Epilogue (Cannes). D’autre part – et c’est le principal mérite du livre de Ravalec & nous croisons à tout bout de champ l'idéal inaccessible, le mètre-étalon de l’art, l'archétype du Beau Idéal : Marcel Proust, qui amène avec lui son univers (Swann et Odette, les Guermantes, Combray et Méséglise, Gilberte, les jeunes filles en fleurs.) La grandeur de Ravalec, ou en tout cas du narrateur,
est de s’avouer tout petit face à ce géant, lui qui est entouré, dans l'univers du cinéma, de géants de pacotille qui virevoltent au vent de la critique, des modes, des digestions et indigestions du public. Ravalec nous offre donc des plongées dans la « Recherche », des immersions jouissives dans l'écriture de Proust mais aussi – et c’est là que son petit livre gravit tout de même quelques rampes de la montagne & des pages où lui-même se met à écrire comme le maître, à tout le moins dans la longueur inhabituelle de ses phrases : « Non, pas d'Odette, nous avions marché vers le Rond-Point, exactement là où des années auparavant il devait accompagner sa fille, dans les jardins, à l'époque il y avait des fiacres, des gouvernantes et des gens élégants et aujourd'hui du bruit, des mendiants et des touristes, j'avais l'impression de flotter dans un rêve extrêmement précis, j'arrivais à me dire il faut que je me pince, je vais me réveiller, c'est impossible d'être avec Charles Swann, les personnages de roman n'ont pas de corps, c'est la seule réflexion sur laquelle j'arrivais à me concentrer, les personnages de roman n'ont pas de corps, ils peuvent certes exister dans une autre dimension mais pas s'incarner, mais comme je sentais toujours le poids de sa main bien palpable sur mon épaule, je me suis dit après tout pourquoi pas, pourquoi ne serait-ce pas Charles Swann, au moment des fêtes il y a bien des pères Noël plein la rue et personne ne met en doute leur réalité (et même si dans le fond je savais bien qu'il n'y avait pas de comparaison possible, les pères Noël sont des faux pères Noël, c'est une évidence, j'ai trouvé que c'était déjà une base de départ) et plutôt que de me mettre à crier au secours, au secours, c'est quelqu'un de la Recherche, arrêtez-le il n'a rien à faire là, je me suis assis à côté de lui, à la terrasse du café du Rond-Point, prêt à admettre l'inadmissible, qu'une partie de moi avait bel et bien basculé dans une dimension à laquelle peu de gens avaient accès. » Plus de 250 mots, si ce n'est pas une phrase proustienne..
Voilà donc une façon à tout le moins inattendue d’aborder Proust : par ce petit livre de Vincent Ravalec. Une manière aussi d’aplanir la querelle des Anciens et des Modernes, non ? Et de se demander à propos de cet auteur qui vient de signer vingt titres en dix ans, comme Gaston Gallimard quand il voyait un écrivain : « Combien de livres ce garçon a-t-il dans le ventre ? »