Fou civil
de Eugène Savitzkaya

critiqué par Kinbote, le 16 février 2002
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
La transformation des astres radieux en confiture
Belle notion que ce fou civil, formé de deux termes antagonistes constituant un oxymore . « Le fou civil est un fou qui s’occupe de choses civiles. Il marche dans la rue et il dort dans un lit, mais il lui arrive de faire tout le contraire. (.) Et comme tous les fous, il a au moins un double : le merle bègue. »
Nous le suivons au gré de ses rencontres, dans les lieux qui lui servent provisoirement de nid ( Bruxelles et la bonne ville de Liège), dans ses préparations culinaires, dans son goût pour les oranges , le thé vert ou sa familiarité avec les insectes.
« L'orange est au coeur de l’hiver le seul soleil
et les cynorhodons sont ses gouttes de sang. »
Une phrase, deux alexandrins. C'est dire si l'écriture de Savitzkaya, en travaillant le matériau du quotidien avec des pincettes, mêle subtilement prose et poésie. Deux grands moments qui font voisiner le banal avec le cosmique, le très proche avec le lointain: la préparation de la confiture d’oranges ou "la transformation des astres radieux en confiture" et l'inventaire des poches de son paletot anthracite qui met en communication avec l'inconnu, la profondeur insondable, les antipodes.
« Il y a d'autres réalités tangibles que celles contre lesquelles le regard rebondit ». Mais si le narrateur ose des comparaisons très crues (« La poche d'un paletot conduit à l’autre face de la terre, de la même façon qu’un souterrain, une grotte ou un vagin »), si on comprend qu’il vit seul séparé de sa compagne et n'héberge ses enfants qu’à des périodes déterminées, il ne fait jamais étalage de ses problèmes familiaux ni de l'état de ses sentiments.

Déjà vieux prodige des lettres belges, émigré éditorialement à Paris chez Minuit à la fin des années 70 dont il va occuper la place jusqu'à l'arrivée des Echenoz,
Toussaint, Oster, Gailly, Chevillard, ami strict de Hervé Guibert, il est devenu une figure mythique, presque un sage à 47 ans, dont on boit les paroles et dont on attend les livres.



La quatrième de couverture nous apporte une ultime précision.
« On ne naît pas fou civil. On le devient, peu à peu, graduellement. Un jour, après un certain temps de loyaux services, un grade supérieur échoit au fou natif et il se met à siffler. »
Un livre, ainsi qu’une maison d'édition (les Flohic éditeurs), à découvrir !
Saisissant ! 9 étoiles

Cet extrait donné par Lucien est tout simplement saisissant ! Ce livre, je ne peux pas le rater, aussi, je le commande de suite !...

Jules - Bruxelles - 79 ans - 13 mars 2002


Révolte, rage et vocifération. 10 étoiles

En une série d'instantanés fulgurants, l'autoportrait du "fou civil", qui traverse le monde et le tournant des siècles avec le regard pénétrant du philosophe et le verbe flamboyant du poète. Eugène le bien nommé, Eugène le bien né... la noblesse du regard, la noblesse du mot. Une noblesse de terre, de racines et de chair. Se taire. A l'époque où triomphent les discours creux, se taire et admirer la plénitude d'un tel discours (à crier de préférence, si possible dans un lieu vaste...) : « L’acte d'écrire, bien qu'il se fonde sur des pratiques ancestrales et des connaissances collectives, doit être aujourd'hui plus que jamais un acte individuel et s'inscrire dans un processus de révolte, de rage et de vocifération, mais aussi d'observation minutieuse du monde et des rouages grippés de notre société dont les modernités diverses ne représentent plus qu’une façade clinquante derrière laquelle se cache la pire des féodalités. Nous sommes tous, nous les occidentaux les premiers, serfs vivants sous le joug d'une hypocrisie établie en pouvoir absolu, d'une non-réalité, d’une tiédeur sans pareille, du bon ton sans bon sens, de l’ennui, du vide, de l'oubli, du néant. Un seul peuple, une seule télévision, un seul marché : voilà le but avoué d’un certain libéralisme, pur produit de nations qui n'ont jamais pu remettre en cause leur hégémonie monstrueuse et qui ont toujours vidé leurs abcès vers des terres vierges ou des nations fragiles, libéralisme ne produisant que de l'argent, c'est-à-dire rien, pour en produire encore plus et plus vite et représenté par des états sans pensée, sans aspiration profonde, par des firmes mégalomanes et une multitude (mais si petite multitude) d’actionnaires sans pensée individuelle, sans aspiration de consommation pour aiguiser leur esprit critique, tout juste bons à avaliser les structures performantes (mot sacré du morne libéralisme) du marché, et autorisés à élire leurs éligibles légaux afin que tout se passe pour le mieux dans le meilleur des mondes : voilà où nous en sommes déjà, recensés, vaccinés, pucés et sans mémoire.»

Lucien - - 68 ans - 12 mars 2002


Je vous rejoins ... 9 étoiles

et j'applaudis moi aussi. Savitzkaya est à coup sûr un "personnage" dans le paysage littéraire belge. A découvrir de toute urgence pour ceux qui aiment les belles lettres...

Patman - Paris - 61 ans - 25 février 2002


Enfin Savitzkaïa 8 étoiles

Savitzkaïa! Enfin! Et c'est Kinbote qui ouvre la série des critiques consacrées à l'un des auteurs les plus profonds et les plus discrets de nos lettres. Kinbote, dont on sait l'attachement pour le Nouveau Roman, et qui voit juste et clair dans ce personnage hors du commun. Un récent dossier du "Vif l'Express" résume ainsi une carrière de trente ans : "Eugène Savitzkaïa, dont le souci d'invisibilité pourrait presque passer pour de l'ostentation." C'est mal connaître ce personnage sincère, cet être humain authentique égaré dans le commerce littéraire comme un loup solitaire dans un élevage de renards. Merci, Kinbote, de m'avoir rappelé l'urgence Savitzkaïa.

Lucien - - 68 ans - 17 février 2002