La glace
de Vladimir Sorokine

critiqué par Dirlandaise, le 3 août 2010
(Québec - 69 ans)


La note:  étoiles
Du sein de qui est sortie la glace ?
Trois citoyens moscovites sont victimes d’agressions de la part d’inconnus. Il s’agit d’un jeune étudiant, d’une prostituée et d’un homme d’affaires prospère. Les trois ont subi le même traitement : ils ont été attachés, on a dénudé leur poitrine et on les a frappés à de nombreuses reprises sur le sternum à l’aide d’un marteau de glace muni d’un manche en bois brut. Entre chaque coup, une personne se penchait sur la victime, collait son oreille sur sa poitrine et écoutait attentivement. Les sévices prenaient fin lorsque ce qu’on voulait entendre se produisait. Les agresseurs conduisaient alors leur victime dans une clinique privée où elle était traitée royalement et recevait les meilleurs soins. Elle était alors considérée comme frère ou sœur du groupe et d’étranges phénomènes se produisaient qui laissaient penser à une intervention surnaturelle ou carrément divine. Si le son attendu ne se produisait pas, la malheureuse victime était carrément éliminée.

Vladimir Sorokine fait partie de la nouvelle génération d’écrivains post-modernes russes, à l’instar de Viktor Pelevine. Il est traduit dans de nombreux pays et ses romans rencontrent un vif succès auprès des lecteurs russes et européens (dixit la quatrième). Le roman débute comme un polar à saveur de roman d’espionnage et de science-fiction. L’auteur nous entraîne dans un monde de corruption, de sexe, de violence et de drogue. Les personnages évoluent au quotidien dans un univers sordide, gris et sombre. Ce sont des êtres paumés, cyniques et désabusés. Dans la deuxième partie le ton du récit change du tout au tout. Nous voilà plongés dans la tourmente de la Deuxième Guerre mondiale. Une vieille dame nous raconte son enfance, son adolescence et sa vie de femme. J’étais fort étonnée du changement soudain de propos et je me demandais s’il ne s’agissait pas de nouvelles mais cette deuxième partie est tout à fait significative car elle donne toutes les explications aux étranges événements narrés dans la première. Les deux dernières parties du livre sont très courtes et la dernière est tout à fait charmante, d’un symbolisme admirable.

J’ai beaucoup aimé ce livre malgré les scènes redondantes de martelage de poitrine et certains passages scabreux tout à fait répugnants. Mais cela est voulu car, comme je l’ai déjà mentionné, le ton change au fil de la lecture pour se terminer par quelques pages d’une candeur incroyable. Quel contraste avec le reste du récit ! Et quelle formidable imagination anime cet écrivain russe ! J’y vois un vibrant plaidoyer en faveur du monde de l’enfance, paradis perdu que l’homme doit s’efforcer de reconquérir afin de ne pas sombrer dans une vie de mort-vivant, une vie qui n’a aucun sens, une vie de routine qui rend l’homme semblable à une machine affligée d’un effroyable vide intérieur. Et surtout, j’y vois une immense affliction devant le nombre de créatures terrestres qui laissent mourir ce qu’elles possèdent de plus précieux et de plus authentique : leur cœur.

J’ai enlevé des points car parfois, cela relève du délire mystique. L’écriture est sèche, saccadée et râpeuse, surtout dans la première partie, envahie par les dialogues. Un peu plus de poésie aurait été souhaitable et aurait élevé d’un cran la qualité de l’oeuvre. Les amateurs de romans d’espionnage et de science-fiction seront comblés, c’est une évidence.

« La grande majorité des hommes sur notre terre sont des morts ambulants. Ils naissent comme des morts, ils se marient à des morts, ils engendrent des morts et ils meurent ; leurs enfants morts engendrent de nouveaux morts, et cela de siècle en siècle. C’est le tourbillon de leur vie de mort. Dans laquelle il n’y a pas d’issue. Et nous sommes vivants. Nous sommes les élus. Nous savons ce qu’est le langage du cœur que nous avons déjà utilisé pour parler avec toi. Et nous savons ce qu’est l’amour. Le véritable Amour Divin. »