Thérèse m'agaçait
de Renaud Ambite

critiqué par Zoom, le 9 février 2002
(Bruxelles - 70 ans)


La note:  étoiles
Premier roman superbe
Suite à la critique de Lucien, mon regard fut attiré chez un bouquiniste par les deux livres d’Ambite. Pas de regret : le premier est superbe. Pourtant je serais bien en peine de vous raconter de quoi il parle, sinon de Thérèse qui l'agace... Et encore il ne le dit pas. C'est là que réside le charme du livre : il ne parle que de faits très banaux de la vie quotidienne, une sortie au cinéma, un repas de famille (Thérèse et lui ont la garde de " Lulu " ( ? ? ? ? ? ? ?)) , l'abricotier à couper, les programmes télé,... métro, boulot, dodo. Thérèse n'a rien de spécial . Ni méchante, ni gentille, ni intelligente ou bête : elle est. Et pourtant sans rien faire de spécial, c'est fou ce qu'elle agace, Thérèse... Quant à Lulu, un régal de petit bonhomme qui intervient tout le temps : il devrait agacer, lui aussi –il a deux ans- mais il ne provoque que sympathie . Il est trop, trop mignon, ce Lulu. (et pourquoua ? ? ? ? ? ? ?) Ce roman m'a fait penser à " des souris et des hommes " : aucune analyse de comportement, que des actes, des mots simples, et pourtant une étonnante profondeur. L'anti-Harpman. Alors merci à Lucien et longue vie d'écrivain à Ambite, je vais attaquer le deuxième. (et Yourcenar qui m’attend toujours...)
Lulu 9 étoiles

Me vient une autre réflexion après avoir lu ta critique éclair, Lucien , laquelle je rejoins tout à fait pour la comparaison avec Steinbeck ou Camus . Ce Lulu (non pas toi) , avec ses " pourquouaaaaa " , ses" neuneucerf " et ses vers de terre est l'inverse de Thérèse : il est dense, authentique, vivant, terriblement présent. Tu parles de banalité, de rapports pourris entre les êtres, d'êtres fades, brefs de vies absurdes et ce petit Lulu est là pour rappeler qu’elles peuvent ne pas l'être, qu’il suffit peut-être d’un peu d'étonnement et d'innocence et la vie, la vraie redevient lumineuse. Je trouve son rôle symbolique, important dans la construction de ce roman. Sans Lulu c'est l'asphyxie, avec lui le souffle persiste.

Zoom - Bruxelles - 70 ans - 19 février 2002


"Peu à peu les assiettes se vidèrent." 9 étoiles

«Peu à peu les assiettes se vidèrent .» Une phrase d’une banalité absolue. Une phrase d'un classicisme intégral, sur le modèle grammatical de «La marquise sortit à cinq heures», l'archétype de la phrase indigne d’un véritable auteur, depuis Paul Valéry. Et pourtant. dans le contexte de cette page 60 de son premier roman «Thérèse m’agaçait», non seulement Renaud Ambite ose l’écrire, mais surtout, il réussit à la faire rayonner dans le contexte d’un repas de famille où elle prend des allures d’icône : écoulement morne du temps, vide qui s’installe entre les êtres comme il se crée dans les assiettes à l'issue d'une taciturne mastication, nourritures fades qui s’insinuent dans des êtres fades. Avec une extraordinaire sobriété de moyens qui le rapproche de Steinbeck ou du Camus de «L'étranger», Ambite brosse le portrait d’un homme coincé entre l’agaçante Thérèse (mais qui est-elle vraiment ?), le souvenir lancinant de Marie (mais qui était Marie ?) et l’adorable mais assommant Lulu, dont la fascination pour les vêtements de « Tonton » et « Tata », pour leur rotation dans le lave-linge comme la rotation de leurs propriétaires dans une vie sans aspérités apparentes, prendra à la dernière page un saisissant relief, dans une apothéose d'humour noir. Car c’est l’une des dimensions essentielles de ce livre : degré zéro, oui. Mais qui rit en lisant « L’étranger » ou « Des souris et des hommes » ? Personne, bien sûr, ce n’est pas le but. Or la grandeur de Renaud Ambite est de parvenir à la même conclusion (vie absurde, rapports pourris entre les êtres) tout en nous ménageant des moments d’intense fou rire. L’abricotier à tailler, le gazon à semer, les courses du samedi, la visite des vieux amis sont autant de prétextes à développer un humour pince-sans-rire qui fait mouche car il trouve des échos dans la vie quotidienne ; car tout lecteur un peu lâche, un peu paresseux, un peu homme peut s'y reconnaître sans fard :
«L'abricotier n'avait pas été taillé depuis des lustres, il nous cachait à peu près complètement le ciel. La taille des arbres était une de ces tâches non urgentes que, tous les hivers, je repoussais de samedi en samedi, et que je n'accomplissais jamais. Tâche qu'à force de voir devant moi je considérais comme une sorte de travail d'Hercule, très au-delà des forces d'un homme aussi peu enclin que moi aux travaux de la maison et au jardin. Charitable, Thérèse me tendait parfois le prospectus d'une entreprise d'élagage, ou me citait telle amie ou tel voisin qui avait employé un jardinier pendant un jour ou deux. La perspective de voir ainsi disparaître du planning de mes samedis d'hiver cette corvée devenue mythique me semblait quasiment miraculeuse, mais finalement, je me rendais toujours à la solution raisonnable de m'assigner ce travail.» Ne disons rien de la surprise finale, savamment préparée, il est vrai, par quelques indices destinés à entretenir le suspense. Ah oui, encore. Ces réflexions sur le temps, sur la vie : « Tuer le temps, c’était pour moi tuer la vie ». «- Tu te rends compte, il doit y avoir deux ou trois milliards de secondes dans une vie, pas plus. Moins que d'humains sur terre. […] - On peut compter la durée de la vie en secondes ? - On peut compter la durée de tout ce qu’on veut en secondes. Il suffit d'y mettre suffisamment de zéros. - C'est court, la vie.»

Lucien - - 69 ans - 19 février 2002