Race de Bronze
de Alcides Arguedas, André Maurois (Préface)

critiqué par Débézed, le 22 mai 2010
(Besançon - 77 ans)


La note:  étoiles
Tragédie indienne sur les rives du Titicaca
«Une sorte de brume bleutée noie le contour des choses. Le ciel, d’une clarté laiteuse, se colore de tons discrètement violacés par les rayons du soleil qui se lève, énorme et rouge, là-bas aux lointains confins de l’horizon, comme s’il surgissait du sein même de la montagne. »

Ce livre d’un grand écrivain bolivien qui a vécu longtemps en France et y est décédé, est, pour moi, malgré ce que dit André Maurois dans sa préface qui y voit un roman épique et idyllique, tout d’abord, une ode à ces magnifiques paysages de l’Altiplano andin, aux pieds de la Cordillère des Andes, sur les rives du lac Titicaca. Alcides Arguedas qu’il convient de ne pas confondre avec le Péruvien José Maria Arguedas, peint avec un réel talent des paysages grandioses dans lesquels la couleur joue un rôle essentiel. Et, dans ce décor majestueux, il installe ses personnages : un peuple de pauvres indiens asservis par quelques colons descendant des conquistadors européens et bien appuyés par les « cholos », les métis locaux.

Ce roman qui pourrait se situer quelque part entre Harriet Beecher-Stowe, car il est au peuple indien ce que « La case de l’oncle Tom » est aux noirs américains, et Emile Zola, version bucolique, pour la défense des opprimés et le goût des grandes descriptions, est une suite de tableaux décrivant la vie de ce peuple de misère : l’amour, le mariage, le maître, la punition, les maltraitances, la mort, les croyances et superstitions, l’histoire de cette conquête abominable…. C’est à la fois un éloge de la fierté et de la dignité de ce peuple vaincu, asservi, violenté mais toujours prêt à se rebeller et un réquisitoire implacable contre ces conquérants qui ont profité d’un armement très supérieur pour imposer leur loi, spolier les vaincus et leur imposer une vie inhumaine et parfaitement injuste. A la fin du XIX° siècle, « dans le sang et les larmes, en moins de trois ans de lutte abjecte, furent dissoutes près de cent « communautés indigènes » dont les biens furent répartis entre une centaine de propriétaires nouveaux… Plus de trois cent mille indigènes se virent dépossédés de leurs terres. »

La narration du voyage de quatre péons punis parce qu’on invente toujours des règles et des fautes à éviter pour pouvoir sanctionner ces pauvres diables et les envoyer, au péril de leur vie, dans les vallées inhospitalières échanger les produits de la montagne contre ceux de ces vallées, constitue le tableau le plus riche et raconte l’odyssée de ces quatre naufragés dans les eaux torrentueuses et la «mazammorra », les coulées de boue descendant des montagnes, qui rendent les gués particulièrement dangereux.

Et, l’histoire d’amour entre Wata-Wara, la belle bergère, et son fidèle berger relie, comme un fil d’Ariane, les différents épisodes de la vie des indiens que l’auteur met en scène. Une histoire tragique, une histoire en forme de tragédie grecque, qui met en évidence la bestialité avec laquelle les maîtres traitent leurs esclaves mais aussi la dignité de ce peuple qui refuse la déchéance et l’ignominie.

Un livre certes daté, publié en 1919, dans la foulée des grands romans français du XIX° siècle, mais un grand cri de douleur pour attirer l’attention sur le sort des indiens des hauts plateaux boliviens et, déjà, une démarche écologique, une mise en garde contre l’exploitation abusive des ressources du lac qui affame les indiens. Et, avec André Maurois, je pourrais dire que ce roman « se détache avec éclat et relief sur l’ensemble de la littérature bolivienne », mais je ne connais pas suffisamment cette littérature pour abonder dans ce sens.
la tragédie coloniale 10 étoiles

"Race de bronze" est un roman épique, tragique et qui raconte, "au-delà des amours de Wata-Wara et d’Agiali, le malheur du peuple indien et la marche, aiguillonnée par la haine et la vengeance, vers la révolte et la vengeance", nous dit André Maurois dans l’excellente préface qu’il donne à ce livre surgi de Bolivie dans les dernières années du XIXe siècle et dans sa version définitive en 1919. Le vieux chef de la communauté indigène, Choquehuanka, après des années de soumission, pleure la mort de Wata-Wara, violentée par des colons blancs, ne peut plus tenir ses troupes avides de vengeance : "Depuis peu mes yeux se sont fatigués de voir une telle cruauté et une si grande injustice. À chaque pas que je fais sur cette terre, il me semble la sentir imprégnée du sang de mes semblables. Je ne m’étonne pas de la rigueur des blancs. Ils ont la force et ils en abusent".

Les amours de la bergère Wata-Wara et d’Agioli sont marquées du sceau du viol et de la mort. La jeune fille, envoyée chez le cholo (métis et contremaître du patron blanc) subit le viol, droit de jambage que ce dernier réserve à toutes les jeunes vierges indiennes. Agiali, absent, avait été envoyé en mission pour aller chercher des semences dans la vallée, en compagnie de trois autres Indiens. Victime des inondations, Mamuno le seul des quatre à connaître le chemin, est emporté par la crue en traversant un gué difficile. Sa mort horrible est la prémisse de la révolte à venir. Au retour, Agioli découvre sa fiancée enceinte du viol. Il ne souhaite pas garder l’enfant et, à ses risques et périls, Wata-Wara avorte et le fœtus est donné en pâture aux porcs. Le mariage suit, donnant lieu à une fête fastueuse, car on s’endette souvent à vie pour célébrer une noce. C’est dire que l’histoire d’amour est loin d’être idyllique.

Je n’en raconte pas plus. On voit ici les Indiens spoliés, opprimés, humiliés, brimés, battus à mort parfois selon le bon plaisir des patrons blancs et de leurs sous-fifres. Mais la fierté de leur race subsiste cependant. Dans les grandes propriétés des colons blancs, ils ne sont que tenanciers d’un petit lopin et doivent travailler pour les maîtres qui se croient une espèce supérieure : "Pourtant, quand ils se comparaient aux Indiens, ils se considéraient comme des êtres infiniment supérieurs, d’une essence différente. […] Ils avaient vu [l’Indien] dès le berceau, humble, misérable, rusé. Ils croyaient que c’était son état naturel. [Et] il fallait obligatoirement ici que les Indiens fussent employés à ces tâches [les plus humbles], avec ou sans rétribution". Cependant, chez les Blancs, naît de temps en temps un poète, comme ici Suarez (alter ego de l’auteur) qui tente de défendre les Indiens, et tisse de belles légendes incas inaudibles pour ses congénères. La majorité des patrons, avides, savant qu’ils ont pour eux "des armes, des soldats, des policiers, des juges", alors que les Indiens n’ont "rien, ni personne pour les défendre".

Par ailleurs, ils ont réussi à mettre de leur côté les cholos, ces métis qu’ils ont envoyé faire des études (devenus des "transfuges de classe" selon la terminologie d’Annie Ernaux) et leur attitude fait dire au vieux Choquehuanka que "les lettres cachent peut-être un poison violent, puisque ceux de notre caste qui les connaissent deviennent d’autres hommes, renient leurs origines, et en arrivent à utiliser leur savoir pour nous exploiter aussi". Bref, voilà un roman aussi brutal que la réalité qu’il décrit. En le lisant, on n’est pas surpris des événements récents de Bolivie : le pouvoir n’a, hélas, guère changé depuis. L’oligarchie des nantis et privilégiés blancs et métis est capable de tout pour maintenir leurs primautés, passe-droit et avantages divers, fût-ce à coups d’état si fréquents dans ces pays-là.

Cyclo - Bordeaux - 78 ans - 8 décembre 2019