Hammerstein ou l'intransigeance : Une histoire allemande
de Hans Magnus Enzensberger

critiqué par Paofaia, le 17 mai 2010
(Moorea - - ans)


La note:  étoiles
Une histoire allemande
Passionnante est l’histoire du général Kurt von Hammerstein, et de sa famille nombreuse. Celui-ci a été l’unique général allemand qui, au moment de la prise de pouvoir par Hitler en 1933, a décidé de dire non. Issu de l’aristocratie prussienne, chef d’état major de toute l’armée, conscient, dès le début, du danger pour son pays et le monde de cette élection, il a démissionné. Si Hammerstein ne fit pas partie des officiers allemands, souvent issus comme lui de la vieille noblesse, qui s'engagèrent dans la résistance armée à Hitler, il choisit néanmoins clairement son camp et continua, jusqu’à sa mort en 1943, à exprimer sa détestation du régime nazi. Ses sept enfants seront eux aussi, d’une façon ou d’une autre, engagés dans une résistance , fidèles à leur père et refusant , par exemple, que le drapeau nazi ne recouvre son cercueil. Cachant des Juifs. Espionnant pour le Komintern, etc.

Une des filles, interrogée par l’auteur, dit:

"Aucun d’eux ne voulait être un héros. Ce n’était pas possible autrement, voilà tout. Ils ont simplement fait ce qui devait être fait."

Ils ont tous, en tout cas, pris beaucoup de risques sous ce régime dont le point fort n'était pas l'indulgence pour l'opposition, c'est le moins que l'on puisse dire. Ils ont eu beaucoup de chance aussi, Hammerstein père est donc mort dans son lit en 1943 et seules la mère et deux de ses filles ont été emprisonnées à Buchenwald en 45, otages des nazis qui croyaient encore pouvoir négocier avec les Alliés. Elles couraient le risque d’être exécutées à tout moment .

Ce n’est pas pour rien que ce livre est sous-titré Une histoire allemande, car- l’auteur l’explique dans son post-scriptum- à travers le récit de la vie de cette famille, « on retrouve et on peut montrer , ramassés sur un très petit espace, toutes les contradictions et tous les thèmes décisifs de la catastrophe allemande: depuis la mainmise de Hitler sur le pouvoir total jusqu’à l’hésitation titubante de l’Allemagne entre l’Est et l’Ouest, du déclin de la république de Weimar à l’échec de la résistance, et de l’attrait de l’utopie communiste jusqu’à la fin de la guerre froide. Cette histoire exemplaire, c’est aussi celle des derniers signes de vie d’une symbiose entre Allemands et Juifs, et elle montre aussi que, bien avant les mouvements féministes des dernières décennies, c’est de l’énergie des femmes que dépendit la survie des survivants. »

Peut être plus que le récit de la période hitlérienne, ce qui m’a intéressée est l’analyse de la genèse de l’épisode le plus tragique de l’histoire mondiale du siècle dernier.



Un extrait :

"Qu’on ait pu croire par la suite au mensonge qui déguisa ces «  années folles » en âge d’or, c’est une énigme que ne saurait excuser ni l’ignorance, ni le manque de vision historique. Ce mythe inconsistant se nourrit bien plutôt d’un mélange d'envie, d’admiration et de kitsch: envie inspirée par la vitalité et admiration pour les productions d’une génération de grands talents, mais aussi nostalgie facile. On assiste à la millième représentation de L’Opéra de quat'sous, on est épaté par les prix atteints dans les ventes par les tableaux des Beckmann, Schwitters et Schad, on s’enthousiasme pour les copies de meubles du Bauhaus et l’on se repaît de films comme Cabaret, montrant un Berlin hystérique, pervers polymorphe, «  canaille ». Un peu de décadence, un zeste de risque et une bonne dose d’avant-garde donnent aux habitants de l’Etat providence d’agréables frissons dans le dos.
Cette floraison d’une culture extrêmement minoritaire fait oublier le marécage où elle poussait. Car le monde intellectuel et artistique des années vingt n’était nullement immunisé, lui non plus, contre les états d’excitation de la guerre civile. Des écrivains et des philosophes comme Heidegger, Carl Schmitt ou Ernst Jünger mais aussi comme Brecht, Horkheimer et Korsch, opposaient à la pusillanimité de la classe politique le pathos de l’énergie résolue- résolue à quoi, cela ne leur importait qu’en second lieu. Et leurs suiveurs aussi, de gauche comme de droite, rivalisaient d’ostentatoire intransigeance.
A côté, les tenants d’une politique modérée étaient dépassés. Ils avaient l’air pâles et désemparés. Ils étaient totalement incapables de canaliser les peurs, les ressentiments et l’énergie destructive des masses. Hitler, lui, s’y entendait mieux que personne, et c’est pourquoi ils le sous-estimèrent, tous sans exception. Pour finir, il ne resta plus guère à la classe politique qu’à louvoyer entre la panique et la paralysie."

Beaucoup de sujets de réflexion, donc, dans cette histoire, qui incite aussi, bien sûr, à une méditation sur la morale individuelle et sa transmission .


On retrouve aussi dans le post- scriptum des explications de l’auteur sur la forme de son ouvrage, et sur les sources utilisées. Entretiens avec les survivants, documents d’archives, lettres et notes manuscrites , photographies parsemées à l’intérieur du livre ,mais aussi et c’est plus audacieux , plus littéraire et souvent savoureux, présentation de certains épisodes sous forme de conversations posthumes avec certains personnages, et digressions personnelles intitulées «  gloses » - sur la république de Weimar, sur la Russie, sur l'aristocratie et ses valeurs, sur l'ambiguïté et bien d’autres sujets.
Ce changement de style permanent, s’il peut surprendre, parvient à faire lire cet ouvrage très dense presque comme un roman, plus que comme un essai historique. Ce qui pourrait lui être reproché...

Dans un de ces entretiens posthumes, l’auteur fait dire à Hammerstein:

"Les relations avec Moscou sont un pacte avec Belzébuth. Mais nous n’avons pas le choix. La peur n’est pas une vision du monde."

Paroles réellement prononcées? Peu importe, l'esprit y est, et quel esprit!
Une conscience allemande 10 étoiles

J'ai oublié qui avait un jour dit (ou écrit) : "je préfère la fréquentation d'un gentilhomme sans terre à celle d'un propriétaire sans noblesse".
Kurt, baron Von Hammerstein, général d'armée, est de ceux qu'on eût aimé fréquenter.
La plupart des généraux allemands sont restés collés aux basques d'Hitler entre 1933 et 1945.
Hammerstein, jamais...!
Qui aurait pu s'attendre de la part d'un rejeton de la caste militaire bismarcko-wilhelmienne à autant de clairvoyance, d'honnêteté intellectuelle, d'intégrité absolue, surtout au niveau où il est parvenu (chef d'état-major de la Reichswehr) ?
Comme le rappelle l'auteur, ceci n'est pas un roman, mais l'histoire souvent suspendue à un fil exposé à la gueule de l'enfer nazi, d'un homme et d'une famille dont le moins qu'on puisse en dire est qu'elle aura été fidèle à l'exemple du couple qui l'a fondée.
Les enfants von Hammerstein vivront comme des femmes et des hommes libres, dans leurs esprits et dans leurs corps, leur général-baron de père estimant qu'il n'a pas à interférer dans les choix de ses enfants, mais juste à être là comme un père doit l'être.... On est fondé à s'interroger sur le nombre de familles bourgeoises où une telle liberté existe.
Une éclatante preuve de ce que le mot "noblesse" peut et doit signifier.
Je passe sur les caractères de la nation et du peuple allemands, à propos desquels Hammerstein se manifeste sans aménité ni illusion, mes prédécesseurs s'étant très bien exprimés à ce sujet.
Au passage, l'histoire des relations entre la Reichswehr et l'Armée rouge est hautement instructive : les pestiférés ont tendance à se donner la main, leçon que nos modernes stratèges négligent encore et toujours.

Quant à l'évasion du futur maréchal de l'URSS Toukhachevski, hors du camp de prisonniers de guerre d'Ingolstadt, il est tout de même savoureux d'apprendre qu'elle fut aidée et favorisée par un certain capitaine Charles de Gaulle, lui-même emprisonné...

Et il est amer de constater combien sont peu nombreux les hommes de cette trempe : on les écarte ou on les tue.

Radetsky - - 81 ans - 7 octobre 2015


La peur n'est pas une vision du monde 9 étoiles

« A travers l’histoire de la famille Hammerstein on retrouve et l’on peut montrer, ramassés sur un très petit espace, toutes les contradictions et tous les thèmes décisifs de la catastrophe allemande. » C’est ce qu’Hans Magnus Enzensberger affirme et prouve à travers ce livre magistral, plus qu’une biographie, pas tout à fait un essai, presque de l’histoire mais surtout pas un roman, l’auteur s’en défend, plutôt un récit pour rappeler qui était Kurt von Hammerstein, quel fut le rôle et le sort de sa famille avant et pendant la Deuxième Guerre Mondiale. En tout cas, un effort pour comprendre ce personnage si particulier et la place qu’il a occupée dans les événements qui ont agité cette période funeste de notre histoire.

C’est un ouvrage très documenté, l’auteur a fait des recherches très importantes y compris dans certaines archives russes qui n’ont été accessibles que pendant une courte période en 1989 et a rencontré de nombreux témoins, vivant encore, qui lui ont confié des documents inédits. Ses sources pléthoriques, lui ont permis d’enrichir son livre d’une riche iconographie : nombreuses photos, tableau généalogique, annexes comportant un index et une importante bibliographie.

Pour conduire sa démonstration, Enzensberger a, en dehors de la narration habituelle, eu recours à d’autres processus littéraires : la glose, des réflexions personnelles pour évoquer ce qui ne peut pas être démontré, le « dialogue avec les morts » pour essayer de débusquer la vérité enfouie dans les tréfonds de l’histoire et des documents avérés purement et simplement recopiés dans le texte.

Kurt von Hammerstein est né dans le Mecklembourg, en 1878, dans une vieille famille aristocratique désargentée, il a fréquenté, dès 1888, l’école des cadets de l’armée car son père n’avait pas les moyens de lui en payer une autre. Après avoir épousé une fille d’une famille noble plus fortunée que la sienne, il devint le père de sept enfants dont trois filles qui ont joué un rôle important dans les mouvements communistes et sionistes avant la guerre, pendant peut-être et même après. Il a fait une carrière militaire rapide et brillante avant de parvenir à la fonction la plus importante de l’armée allemande, celle de chef de l’armée de terre, qu’il occupait quand Hitler devint chancelier.

Il vivait sans fortune et même, à certaines époques dans une réelle pauvreté dont sa famille pâtit. Il n’aimait pas la politique et ne voulait pas y être mêlé mais les événements l’ont contraint à prendre des décisions qui n’auraient pas dû relever du pouvoir militaire. Il était l’homme de Kurt von Schleicher, ministre des armées rapidement éliminé par Hitler, avec lequel il avait partagé une bonne partie de son parcours militaire.

Stratège talentueux, visionnaire génial, il avait horreur du travail inutile, de la paperasserie, « Il était génial, futé, nonchalant y compris dans son allure, très critique, facilement pessimiste (flemmard)… » Il aurait même précisé : « Celui qui est intelligent et en même temps paresseux se qualifie pour les hautes tâches de commandement, car il apportera la clarté intellectuelle et la force nerveuse de prendre les décisions difficiles. »

Il avait horreur d’Hitler et de sa bande de sicaires, il n’a pas voulu collaborer avec le nouveau chancelier demandant rapidement sa mise à la retraite mais il est toujours resté très présent dans la vie politique allemande à travers son engagement dans l’opposition aux nazis. Il devait succéder à Hitler après la conjuration de juillet 1944, le cancer lui évita de connaître le désastre de cette conjuration, l’emportant dès avril 1943. Mais la famille, toujours déterminée dans l’opposition au nazisme, poursuivit son œuvre, on connait bien l’engagement des filles, autant que le permet la connaissance de l’action souterraine dans laquelle elles sont toujours restées, mais on connait moins la participation des fils à la conjuration contre Hitler. On sait seulement que Ludwig y participa et que les trois frères durent vivre dans la clandestinité pour échapper à la mort. La famille est restée toujours très digne et discrète dans l’action comme dans le deuil, « Ils ont simplement fait ce qu’ils devaient faire »

L’histoire de cette famille énigmatique, atypique, résolue déterminée, inaccessible à la peur, « la peur n’est pas une vision du monde », affirma Kurt von Hammerstein en quittant ses fonctions pour ne pas cautionner l’action d’Hitler, est une excellente façon d’aborder l’histoire de l’Allemagne en marche vers son grand désastre. Dans la République de Weimar, en pleine déliquescence, l’Allemagne n’avait plus qu’une alternative : le bolchévisme pur et dur ou le national socialisme, avec la guerre civile pour seule porte de sortie possible. Hammerstein a refusé de lancer l’armée dans la bataille pour ne pas provoquer la guerre civile, laissant la porte ouverte à Hitler qui n’a pas mis longtemps pour se faufiler dans l’espace ainsi libéré. Il pensait que l’armée n’était pas suffisamment fiable, qu’Hitler disposait d’un fort appui populaire même s’il semblait plus fort en discours qu’en action. Il était aussi convaincu que les pays de l’ouest n’avaient pas su négocier avec l’Allemagne pour éviter qu’elle se jette trop facilement dans les bras des soviétiques avec lesquels elle a collaboré très étroitement pour reconstruire une armée efficace. « Qu’est-ce que vous croyez qu’il se passait en Allemagne, à l’époque ! La politique intérieure n’était qu’un tas de ruines ! De sales affaires de politique partisane ! Crimes et bêtises ! Si cela n’avait tenu qu’à moi, j’aurais fait tirer sur les nazis dès août 1932 ! » Encore une citation à méditer…

Dans ce texte, Hans Magnus Enzensberger semble vouloir attirer l’attention des gouvernants et des peuples sur les erreurs qui ont été commises entre 1920 et 1940 afin qu’ils ne les reproduisent pas, certains passages de son livre, sortis de leur contexte, pourraient très bien illustrer notre actualité politique, économique et sociale. Avons-nous bien entendu ce message ? J’en doute …

La responsabilité du peuple allemand n’est nullement esquivée par Hans Magnus Enzensberger qui relaie Hammerstein dans sa critique : « puisque le troupeau de moutons que sont les Allemands a élu un tel Führer, qu’ils le paient jusqu’au bout. » et l’auteur d‘ajouter : « Il ne fallait pas épargner cette expérience aux Allemands, sinon jamais ils ne deviendraient moins bêtes. » Voilà des éléments qui me permettent de progresser vers la réponse à cette question qui m’obsède depuis si longtemps, mais il faut se méfier, c’est quoi la vérité ? L’auteur pose cette question car la vérité sur cette période nous ne la connaîtrons jamais, nous devrons éternellement évoquer le désastre et l’horreur sans réellement savoir qui a fait réellement quoi.

Débézed - Besançon - 77 ans - 8 janvier 2013


Une histoire passionnante. 8 étoiles

La lecture de "Hammerstein ou l'intransigeance" de Hans Magnus Enzensberger est passionnante. Le sujet est essentiel: comment un homme dit non au compromis pour ne pas se compromettre et, dans le cas de ce général, ne pas capituler et sauver son honneur. C'est un livre très bien fait, original, avec des photos bien choisies, notamment les portraits, fourmillant d'informations dont beaucoup doivent être nouvelles pour la plupart des lecteurs.

Toutefois je voudrais faire deux remarques. Tout d'abord j'ai trouvé ce texte sans aucun attrait littéraire (mal écrit ou mal traduit?), ce qui, sans être puriste, en gâche la lecture.Par ailleurs, Enzensberger veut tout dire et donc il en dit trop. Plus synthétique, son récit aurait été plus percutant.

Néanmoins, ces critiques ne remettent pas en cause l'intérêt qu'il y a à lire ce récit.

Jlc - - 81 ans - 22 août 2012


La morale de l’histoire 10 étoiles

Sur certains aspects, l’auteur laisse planer le doute, il évoque des témoignages qui ne se recoupent pas. D’après une source, Hammerstein aurait encouragé l’attentat contre Hitler ; d’après une autre, il aurait été contre ce projet : le peuple allemand, dépourvu de compréhension politique, n’en verrait pas la nécessité ; le peuple devrait « boire la coupe jusqu’à la lie », sinon il ferait circuler une nouvelle légende du coup de poignard dans le dos, comme après la Première Guerre. A mon sens, même dans ses moments d’extrême pessimisme, Hammerstein n’aurait pas imaginé ce que cela veut dire de « boire la coupe jusqu’à la lie », autrement dit l’étendue des dégâts …

Un remarquable essai historique, un bon moment de réflexion. La tentation des extrêmes ; les engagements politiques et les destins croisés ; la résistance passive et la résistance active ; l’obsession du funeste moment où Hitler fut nommé chancelier. Les hommes du pouvoir avaient-ils une marge de manœuvre ?

Ce n’est pas un roman, mais le roman prend forme, en quelque sorte, dans la tête du lecteur. Le photographies, elles, racontent une saga : ce portrait de Marie Louise, rêveuse ou même exaltée ; Kunrat, pistolet à la main, il le gardait sans doute sous son oreiller ; ou alors le portrait de Ruth, l’espionne, dont le regard semble dire « J’en sais des choses » …
Intéressant, le contraste : Hammerstein, l’hyper lucide et Schleicher, le tireur de ficelles, assassiné lors de la Nuit des longs couteaux.

En refermant le bouquin je me suis dit : quelle richesse !

Béatrice - Paris - - ans - 27 juin 2011


Un document historique original 10 étoiles

Oui, la famille Hammerstein a réellement existé, même si on n'en a pas souvent entendu parler. Il ne s'agit donc pas d'un roman, comme l'auteur lui-même tient à le préciser. Mais les formes habituelles du récit historique ont été renouvelées. Et c'est ce qui en fait son charme à mes yeux : alternance de comptes-rendus historiques, de documents d'archives, de conversations imaginaires avec les protagonistes disparus à ce jour, et réflexions personnelles de l'auteur qu'il intitule "gloses".

Le texte se dévore sans peine, d'autant que l'époque concernée est proche et relativement peu connue dans ses répercussions au sein de la population allemande. Personnellement j'ignorais totalement les collaborations entre militaires allemands et leurs futurs ennemis en URSS. Et je ne mesurais pas l'ampleur de l'influence communiste entre 1920 et 1935, ce qui peut expliquer le succès de Hitler au moins en partie, avec aussi l'ambiguïté des sentiments populaires.

N'hésitez pas ! Vous serez séduits par le général, sa femme et leur sept enfants qui connurent des destins inimaginables.

Tanneguy - Paris - 85 ans - 23 mars 2011


Des Justes 9 étoiles

Qu’il soit permis de débuter par la fin, et le post scriptum de l’auteur, pour introduire cet objet littéraire, à mi-chemin entre essai et roman, auquel un titre associant consonances germaniques, nom de général et le mot « intransigeance » confère immédiatement une connotation militaire. « [A] travers l’histoire de la famille Hammerstein on retrouve et l’on peut montrer, ramassés sur un très petit espace, toutes les contradictions et tous les thèmes décisifs de la catastrophe allemande : depuis la mainmise de Hitler sur le pouvoir total jusqu’à l’hésitation titubante de l’Allemagne entre l’Est et l’Ouest, du déclin de la république de Weimar à l’échec de la résistance, et de l’attrait de l’utopie communiste jusqu’à la fin de la guerre froide. Cette histoire exemplaire, c’est aussi celle des derniers signes de vie d’une symbiose entre Allemands et Juif, et elle montre aussi que, bien avant les mouvements féministes des dernières décennies, c’est de l’énergie des femmes que dépendit la survie des survivants. » Sur ce dernier point, il convient de dire deux choses : d’abord, qu’il faut espérer que « survie des survivants » sonne mieux en allemand qu’en français ; puis, qu’en effet, les femmes, et notamment trois des quatre filles du général, auraient presque tendance à voler la vedette à la figure paternelle du chef du commandement suprême de la Wehrmacht, si bien que cet ouvrage, plutôt qu’une biographie, s’analyserait comme une vaste saga familiale sous la république de Weimar et le IIIème Reich.

La silhouette droite et trapue du général, toute militaire et germanique, telle qu’elle apparaît sur les portraits qui parsèment l’ouvrage, est néanmoins omniprésente. On suit sa carrière dans l’Allemagne de Weimar, ses relations avec le Président Hindenburg, son amitié avec le chancelier von Schleicher, son ascension au sein de l’armée et, même, les entreprises de putsch dans lesquelles on tenta de le pousser au cours de ces années de guerre, mais auxquelles il refusa toujours de prendre part. On ne peut, à ce titre, s’empêcher de se demander s’il aurait pu changer le cours de l’histoire si, mettant de côté son haut sens du devoir, il était rentré dans la valse des chanceliers qui se succédèrent dans ce chaos allemand des années trente.

C’est une interrogation qui reviendra souvent : Hammerstein aurait-il pu éviter à l’Allemagne le nazisme et au monde une seconde guerre mondiale ? Car si sa nombreuse progéniture (quatre filles, trois garçons) s’activera au sein des divers mouvements de résistance, que ce soit pour le Komintern et le KPD pour deux des filles, ou en participant à la tentative d’assassinat du 20 juillet 1944 pour deux des garçons, le père, lui, s’il ne dissimula jamais son hostilité vis-à-vis de Hitler et du Reich, allant même jusqu’à quitter ses fonctions presque aussitôt après l’élection du Führer en tant que chancelier, préféra à l’héroïsme la relative tranquillité d’une résistance passive, se contentant de fermer les yeux lorsque ses filles subtilisaient sur son bureau des documents confidentiels de l’armée allemande pour les transmettre aux Russes, et de tenir au su de tous des propos que d’autres que lui ne pouvaient prononcer sans risquer leur vie. On le sent, Enzensberger aime Hammerstein et est saisi par sa dimension, son autorité. Néanmoins, on se demande parfois s’il n’affiche pas trop de complaisance à l’égard de celui qu’il érige en héros. Certes, les milices SA avaient pris le pas sur les forces de l’ordre et infiltré l’armée ; certes, la population était déjà endoctrinée et attendait son Führer ; mais, tout de même, Hammerstein, ce « paresseux productif » fuyant l’héroïsme n’a-t-il pas failli en refusant le rôle que certains voulaient lui attribuer, ne représente-t-il pas cette minorité de dirigeants trop résignés pour s’opposer à une majorité convaincue par la folie nazie ?

Si le livre interpelle et soulève la question, il a aussi le non moins grand mérite de ne pas donner de réponse toute faite. Au lieu de ça, on s’instruit, on réfléchit et – ô miracle ! – l’auteur lui-même prend part à la réflexion. En effet, si Hammerstein ou l’intransigeance n’a rien d’un roman – la postface ne fait à ce titre qu’enfoncer des portes ouvertes dans sa démarche (quant au fond, elle est, comme le reste du livre, très intelligente) – il se détache aussi de l’ouvrage purement scientifique. D’abord, parce que ce n’est clairement pas le but de l’auteur, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, ne cite pas systématiquement ses sources… Au lieu de cela, il a l’excellente idée de combler les trous par des gloses au cours desquelles il délaisse le temps de quelques pages le cadre de l’histoire pour développer un thème particulier, comme en aparté. D’autres fois, il fait carrément intervenir un personnage dans le cadre d’entretiens posthumes particulièrement savoureux dans lesquels Enzensberger s’amuse à faire ressortir certains traits de caractère des objets de son étude avec tact et un certain humour.

Intelligent, innovant, ludique, documenté, ce livre passionnant nous fait graviter autour de la famille Hammerstein et de cette Allemagne à la dérive. De la fin de Weimar et de la reconstruction de l’armée au mépris du Traité de Versailles grâce à l’aide de l’URSS jusqu’à la complicité avec les services secrets soviétiques et la chute du mur de Berlin, c’est un demi-siècle d’histoire allemande aux répercussions mondiales qui nous est présenté en s’attardant sur une période 1930-1945 durant laquelle une famille de justes refusa de se soumettre.

Stavroguine - Paris - 40 ans - 23 septembre 2010