Une année avec mon père
de Geneviève Brisac

critiqué par Paofaia, le 14 mai 2010
(Moorea - - ans)


La note:  étoiles
Les quatre saisons
Il s'agit d'un récit , ou plutôt des impressions qui demeurent d'une année de vie, d'un automne à un autre , après la mort de sa mère dans un accident, laissant leur père , quelqu'un de très indépendant ,seul .

En exergue:




"Dans toute parole donnée, dans toute parole reçue, dans chaque geste et la moindre pensée, dans tout fragment même bref et aléatoire, de notre vie et celle d’autrui, il y a quelque chose de précaire et quelque chose d’inéluctable, quelque chose de caduc et quelque chose d’indestructible."
Marisa Madieri

Malgré les deux morts qui marquent chaque automne- le père est mort en novembre, 14 mois après son épouse- ce n'est pas du tout un livre tragique. Mais tourmenté plutôt par le souci de , pour la narratrice, rester à sa place , veiller sans prendre en charge, il ne le permettrait pas de toutes façons, et c'est très difficile.

Extrait:

"Je déteste mon nouveau rôle. La vie privée de mon père ne m’intéresse pas, ne me regarde pas. D’ailleurs, il ne veut pas que nous nous en mêlions. Je voudrais en être dispensée. Etre loin, à l’autre bout du monde. Je le suis davantage pourtant que je ne le crois.
Le docteur Chaïm se moque de moi.
Vous vous accordez tellement d’importance!
Quelle injustice encore.
Que savez-vous de ce que pense votre père? De sa vie? De ses désirs, de ses principes, de ses peurs?
Presque rien, mais trop encore.
Et je ferme les yeux en versant l’eau du thé pour ne pas voir la rouille, les paquets de pâtes périmés, le calcaire, le vieux pain.
Vous regardez quand même.
Je ne veux pas verser l’eau à côté du pot.
J’essaie de faire des visites plus légères, des visites qui ne seraient plus des visites, des je-passais-juste-par là qui ne trompent personne, ni moi, mais je ne veux pas être l’infirmière, je ne suis pas la garde-malade, éloignez de moi la fille répressive, jamais je n’ai voulu priver mon père de quoi que ce soit, elles tournent autour de moi, ces figures hostiles, ô Cordelia, prête moi ton sourire! J’essaie de ne pas prendre trop d’habitudes filiales.
Je relis Le Roi Lear, Le Père Goriot,et le si beau David Golder pour me vacciner contre l’intimité si décriée des filles et de leurs ^pères. Je lis Anna Freud, Camille Claudel, Jenny Marx, Virginia Woolf. Les Antigones aux pieds englués dans les traces trop fraîches des semelles de leurs pères.
Je relis le Journal de Virginia Woolf. 1928.
« Anniversaire de Père. Il aurait eu quatre-vingt-seize ans. Oui, quatre-vingt-seize ans aujourd’hui,comme d’autres personnes que l’on a connues. Mais, Dieu merci, il ne les a pas eus. Sa vie aurait absorbé toute la mienne. Je n’aurais rien écrit. Pas un seul livre. »
Ce n’est pas votre vie, dit le docteur Chaïm, grandissez donc un peu."


C'est une année pendant laquelle chacun recherche de nouvelles marques ,et leurs rapports deviennent de plus en plus complexes .


"un mélange de pudeur, d'admiration de frustration et de tendresse. Il y a tout ce qui ne se dit pas, les loupés ou les espoirs décus que l'on se camoufle parce qu'il est trop tard"
.
Une année traversée de beaucoup de chagrin, qui s'exprime très peu ,même entre soeurs:



"Je ne peux savoir ce que pensent mes sœurs. Un mur de chagrin nous sépare comme nous sépareraient des chutes d’eau. ( Je pense à une image d’Hitchcock, l’héroïne est cachée sous les chutes, un abri, une grotte impensée. La peine ressemble à cela.)"

Et de moments cocasses, dont du moins Geneviève Brisac, avec son humour, cherche à retranscrire la cocasserie.
Et aussi des moments joliment qualifiés d'apnées de l'optimisme..


Des règlements de compte , aussi. Finesse et humour..


"J’ai invité les Butor, dit mon père. J’irai d’abord l’écouter à la Sorbonne, il reçoit une chose honorifique, il fait un discours, ils m’ont gentiment envoyé une invitation. Puis nous dînerons à la Closerie des Lilas. Voudrais-tu être des nôtres?

La soirée est belle et douce, je les trouve tous les trois en train de boire l’apéritif, Michel Butor a les joues roses, le ventre rond sous l’empiètement de sa cotte grise, une salopette du soir, il sourit aux anges, il évoque les hommages qui lui ont été rendus aujourd’hui. Elle en profite pour rappeler quelques réjouissances récentes, des colloques en l’honneur de ce même Butor, qui est son époux depuis plus de cinquante ans, peut être cinquante-cinq, cet heureux temps, ce temps si ancien, une exposition que nous ne devrions manquer sous aucun prétexte. Ils ont l’air heureux.
Vous ne pouvez pas imaginer le nombre d’universités qui réclament Michel partout dans le monde. Et nous adorons voyager.
Nous partons vers la Closerie des Lilas. Mon père a l'air épuisé, il est pâle. Il vacille sur sa canne...
L'Inde nous a éblouis, raconte Butor, une civilisation étonnante, des civilisations plutôt, des mythes passionnants, le Gange, les temples, les crémations, sans parler des singes qui nous volaient nos affaires ...
Si on commandait le dîner? propose mon père dont je crains qu'il ne défaille d'ennui.
Je crains aussi que les Butor ne sortent des photos, mais ils ont changé de sujet, et, en mangeant d'excellent appétit, ils évoquent les joies que leur donnent leurs enfants, les étés dans le Sud-Ouest avec leurs petits-enfants, les travaux dans la maison.
Ils resplendissent.
Ils ne posent aucune question.
Ils sont à leur affaire.
Mon père est maintenant jaune citron. Il paie le dîner, attrape sa veste, se prend les pieds dans les lanières de son sac, au revoir, au revoir, et nous marchons dans la nuit, clopin-clopant.
Quelles âmes desséchées, dis-je, quelle aura de vanité efficace, comme on dit la grâce efficace.
Ta mère avait raison, murmure mon père, la littérature durcit le coeur, les écrivains sont des monstres d'indifférence.C'est ce qu'elle disait toujours.
Il y a des boulangers d'une cruauté extrême, dis-je, et des fleuristes nazis.
Mon père trébuche une fois encore, l'alcool, la fatigue, le chagrin, nous sommes devant sa porte, je pianote pour l'ouvrir.
Michel Butor était son meilleur ami, et il n'a même pas prononcé son prénom, murmure-t-il.
Par pudeur, peut être, dis-je.
Mais j'ai des doutes."

Beau livre d'hommage à un père.
Une tranche de vie 6 étoiles

Il y quelques années, c'était un autre épisode familial de Geneviève Brisac (Chasse à la mère) que j'avais lu, sans qu'il me laisse un souvenir impérissable. Je crains que celui-ci ne soit pas plus marquant.

Le premières pages sont consacrées à l'hospitalisation de son père et l'inhumation de sa mère. Aucune explication sur l'accident. Les conditions d'hospitalisation et de déshumanisation de certains hôpitaux sont terriblement bien décrites.
L'auteure écrit la souffrance de voir un être cher supporter cette privation de dignité mais bien plus encore celle d'être confrontée au vieillissement de son père, homme « fort », mais n'ayant plus les capacités physiques de garder sa personnalité.
« Pourquoi faudrait-il acheter sans cesse du nouveau, remplacer sans cesse des objets qui marchent encore? Pourquoi mettre au rebut des appareils solides et qui fonctionnent parfaitement? Je vois bien qu'il défend sa cause à travers celle de l'énorme bête à la lourde carrosserie, avec son écran convexe et trouble et son gris décourageant. Mon père a toujours été hostile à la retraite des objets aussi bien que des êtres humains. »

Une année va donc être racontée avec tous les petits détails angoissants pour une fille laissant son père seul parce qu'il lui est impossible de remettre en question son autorité, son intégrité, son indépendance. Jusqu'au bout, elle sera déchirée, ne pouvant elle-même accepter que cet homme soit diminué même si pour elle, ce n'est que source permanente d'inquiétude.

Une petite partie est consacrée à la recherche de l'histoire familiale, issus d'une riche famille juive, où tout passé a été tu, uniquement consacré au présent et à l'avenir, tout en constatant qu'il est difficile de faire cette impasse.

Un beau sujet, universel mais peut-être est-ce une certaine froideur ou plus exactement une absence de chaleur qui fait que je n'ai été ni émue, ni touchée par ce récit.
Et je ne peux m'empêcher de recopier ces quelques lignes parce qu'elles sont de saison: « Le soir de Noël est le moment le plus convenu de nos vies. Un carcan aux odeurs merveilleuses, une prison aux couleurs rouge et or. C'est pourquoi certains l'aiment plus que tout, tandis que d'autres le redoutent, mais je crois que la majorité hésite, et change d'avis. »

Marvic - Normandie - 66 ans - 19 décembre 2010