Ilona vient avec la pluie
de Álvaro Mutis, Annie Morvan (Traduction)

critiqué par Jlc, le 6 avril 2010
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Poésie d'un naufrage
Le bouche à oreille tendrait à disparaître au profit du buzz sur le web qui lui est pourtant bien inférieur car anonyme. Le bouche à oreille est plus intime, plus secret, plein de promesses d’un bonheur de lecture. Tout ceci pour vous dire que c’est dans un cabinet médical que j’ai entendu parler pour la première fois d’Alvaro Mutis et en des termes tels que je me suis précipité chez le premier libraire encore ouvert. Et je ne l’ai pas regretté.
Alvaro Mutis est colombien, né en 1923, éduqué en français à Bruxelles jusqu’à l’age de 16 ans. Retourné dans son pays, il y exerce divers métiers dans le journalisme mais aussi pour des entreprises internationales. En 1956 tant des ennuis financiers qui lui vaudront quelques mois de prison que l’arrivée au pouvoir d’une junte le conduisent à s’exiler au Mexique. Mutis a commencé très jeune à écrire des poèmes et ce n’est qu’à partir de la cinquantaine qu’il devient romancier avec un personnage principal, Maqroll el Gaviero déjà présent dans ses poèmes et en qui on peut voir l’alter ego de l’auteur.

Ce Maqroll qui est donc l’écrivain plus que son porte-parole a une conception très personnelle du temps et de la vie où « la seule loi acceptable est le refus de demeurer au port afin de vivre l’errance humaine le plus intensément possible ». Ce thème de l’errance pour un ailleurs qui n’est que chimère conduit au naufrage, voire à la tragédie mais avec une élégance et une noblesse toute hispanique.
Maqroll, aventurier à « la morale malléable aux circonstances du présent » bourlingue de port en port. C’est à Chypre qu’il a rencontré le patron d’un vieux rafiot avant de le retrouver et de se faire embaucher à bord à La Nouvelle Orléans « ville devenue vulgaire et fardée pour un tourisme texan et middle-west, échantillon répugnant de la pire classe moyenne américaine » où il y dépense ses derniers dollars. On fait du cabotage mais les affaires sont difficiles et le capitaine « au regard perdu dans l’opacité de ses méditations » est déboussolé depuis la mort de sa femme adorée et la fuite de sa fille handicapée, embobinée par « la béatitude mielleuse d’un pasteur père de six enfants ». Aussi lorsque les douaniers arraisonnent le bateau, Maqroll comprend que tout s’arrête ici à Cristobal, petit port de Panama.
Le voilà bloqué à Panama où « ici il faut être de passage, c’est tout ». Envahi de dégoût et de peur vague comme chaque fois qu’il s’attend à un long séjour sur la terre ferme, il accepte des besognes un peu louches pour se sortir du marécage dans lequel il s’embourbe. Pour se protéger d’une averse transformée en trombe, il rencontre Ilona connue à Ostende un jour de pluie « glacée, menue et persistante », retrouvée à l’île de Man sous « cette sempiternelle pluie écossaise ». Elle a 45 ans, « un balancement du corps propre aux adolescentes », des origines variées, des jugements définitifs, et une façon qui n’est qu’à elle d’apparaître et de disparaître. Elle partage avec Maqroll cette « foi dans l’inattendu, [cette] confiance dans le hasard, conditions essentielles pour aller de l’avant ».
Ilona a l’idée d’ouvrir une maison de rendez-vous dans un quartier résidentiel où de fausses hôtesses de l’air viendraient satisfaire les rêves d’aventure de messieurs de passage. L’affaire est montée avec beaucoup d’habileté et connaît un grand succès avant que les propriétaires ne s’en lassent et cherchent un nouvel ailleurs où aller. Mais cette fois ce sera sans compter un funeste message apporté par une femme vivant sur le Lépanto, bateau échoué sur la plage. La solution viendra-t-elle, encore une fois, « du hasard, des carrefours insoupçonnés et imprévisibles du temps ? »

Ce livre au ton désenchanté est bien plus qu’un roman d’aventures. Maqroll et Ilona expriment des destins tragiques ; ce sont des naufragés dont l’énergie demeure pourtant intacte pour toujours repartir avec « la volonté de ne jamais refuser ce que la vie, le destin ou le hasard nous offre [et] nous empêche de tomber dans l’ennui de la résignation ».
Ce livre est bien sûr celui d’un poète. Le brio du style, le choix des mots avec cette brume poétique pour peindre aussi bien un quartier sordide que la douceur rose d’un soir qui tombe, une amitié ou un moment d’amour procurent un constant plaisir bien rendu par la traduction.
Enfin au-delà de l’aspect poétique, Mutis se révèle un grand romancier qui sait magnifiquement raconter des moments (le récit du voyage en train est une merveille), camper des seconds rôles, faire surgir des anecdotes dont certaines sont pleines d’humour (les aventures de M.Penalosa, comptable de son état qui va connaître « la complaisance béate, le bonheur inespéré et inépuisable » auprès de celles qu’il appelle « ces demoiselles de cabine » est d’une drôlerie charmante avant de devenir acerbe).
Une très belle découverte. Alors, que vive le bouche à oreille et que Critiques libres, sous une forme ou sous une autre, continue à l’entretenir hors de tout buzz médiatique.
le marin 10 étoiles

Maqroll el Gaviero (le marin) raconte son escapade à Panama, escale finale du Hansa Stern, un bateau criblé de dettes dont la vie va s'achever entre les mains des créanciers dans le petit port de Cristobal. Dans ce coin perdu des Caraïbes, il va retrouver Ilona Grabowska, une aventurière perdue de vue depuis de longues années et avec laquelle il va revivre ses rêves de fortune et d'amours inassouvis. Un conte de marins, où rêve et réalité se confondent pour le plus grand plaisir du lecteur. Une écriture délicate, admirablement rendue par la traduction (revue par l'auteur, un grand poète colombien), qui m'a fait revivre les mêmes sensations qu'à la lecture de la " Nadja " d'André Breton. Laissez-vous bercer par la houle et voguez en toute sécurité sur les pages de ce court roman. Un régal !

Jfp - La Selle en Hermoy (Loiret) - 76 ans - 21 avril 2013


Une merveille noyée dans la masse de l'édition 8 étoiles

Quelle chance que JLC soit tombé sur cet auteur !... Nous serions passés à côté d'un très grand livre. J'ai trouvé Mutis en "Bibliothèque Grasset", gros volume contenant sept histoires et intitulé "Les tribulations de Maqroll le Gabier"

Après la grande qualité de la critique de JLC je n'ai rien à ajouter dans ce domaine. La quatrième page de couverture lui donne d'ailleurs tout à fait raison avec une déclaration de Garcia Màrquez disant "Un des plus grands écrivains de notre époque"

Et ce compliment ne nous vient pas de n'importe qui !

L'errance est vraiment le thème central de cette oeuvre avec pour but de ne pas sombrer dans la médiocrité de la vie quotidienne. Bien sûr il faut être capable d'en assumer les conséquences surtout lorsque l'âge vient.

Gabier pourra aussi s'appuyer sur deux très grandes amitiés, celle d'Abdul et celle d'Ilona. Même s'ils sont loin, ou ne croisent que sporadiquement ses errances, elles existent.

L'écriture est superbe et il convient d'en féliciter aussi le traducteur. J'ai été étonné de voir le nom de Belgique aussi souvent cité. La critique de JLC m'en donne la raison: l'auteur y a longtemps habité.

Ne passez pas à côté de cette oeuvre ! Pour l'instant j'en lis une autre partie intitulée "Un bel morir" et c'est tout aussi bon !

Jules - Bruxelles - 80 ans - 10 mai 2010