Colombo-Chicago
de Mary Anne Mohanraj

critiqué par Débézed, le 5 mars 2010
(Besançon - 77 ans)


La note:  étoiles
« Ca ne s’est pas passé comme tu le voulais »
Mary Anne dégringole l’arbre généalogique des Kandiah et des Vallipuram, deux familles ceylanaises tamoules, même si quelques éléments osent des mariages interethniques avec des Cinghalais ou des blancs, appartenant aux hautes castes, plutôt aisées, cultivées et éduquées comme Sundar. « Il était cultivé, éduqué, riche, solide. Le patriarche d’un clan qui s’épanouissait. » Deux familles qui croiseront leur destin à travers deux mariages et dans les événements qui ont affecté la vie de leur communauté au Sri Lanka.

Au cours de cette visite de ces deux arbres généalogiques parallèles qui finissent par se rejoindre en certains points, la vie n’est pas très fidèle à la géométrie, l’auteur s’arrête sur le sort des femmes qui composent les diverses branches de cet arbre pour raconter leur destinée saisie à un moment décisif de leur existence. La visite commence vers les années quarante et s’achève au début de ce nouveau millénaire. Marie Anne dresse des portraits d’une de très grande précision, elle décortique ces femmes, les sonde, les analyse jusqu’au plus profond de l’âme pour comprendre comment elles vivent le sort qui leur est réservé.

Ainsi, à travers toutes ces femmes, elle dresse le portrait de la femme ceylanaise, le portrait de la femme exilée, le portrait de toutes les femmes qui veulent échapper à leur condition de mère pour conquérir le droit à être autre chose, des femmes éduquées, des femmes cultivées, des femmes diplômées, des femmes actives, des femmes reconnues, des femmes aimées, … Mais la vie est bien difficile, la femme ceylanaise doit avant tout assurer la pérennité de la dynastie et l’exode en Amérique ne change pas facilement cette condition. Les femmes de cette histoire, même si elles ont conquis le droit aux savoir et aux carrières prestigieuses, ne rencontrent que désillusion et désenchantement dans des couples qui foirent systématiquement ou presque. A croire que l’auteur est convaincu que la vie à deux est impossible, sauf peut-être pour ce petit couple d’une extrême fragilité qui pourrait trouver une certaine sérénité dans une vie faite de simplicité, d’humilité, sans grandes attentes ni ambitions.

Ce livre de la désillusion et du désenchantement se déroule sur fond d’exil, d’intégration dans un continent très différent mais surtout dans un contexte historique difficile où les événements ont été souvent meurtriers : répression des colons anglais, fin de la colonisation et surtout affrontements entre Tamouls et Cinghalais. Mais il aborde aussi de nombreux autres problèmes comme, l’importance des castes et le poids de la tradition qui se heurtent aux aspirations de la modernité et laissent les jeunes dans une grande incertitude entre des comportements communautaristes et des aventures vers d’autres civilisations, d’autres cultures, d’autres mœurs.

Une histoire pleine de sensualité, à la limite de l’érotisme que ces femmes revendiquent dans cette galerie de portraits, de destinées plutôt, saisis dans un moment crucial de la vie de chacune, pour peindre un tableau plus général de la femme ceylanaise, de la femme tout court, en assemblant des petites touches et quelques traits comme dans une toile de Soutine. Avec des phrases courtes, efficaces, mais pas trop rapides car très précises et dans un débit très fluide, Mary Anne teste différentes forme de narration : journal, récit sous deux angles simultanés, … pour nous rappeler que ce roman est le fruit d’un travail de recherche qu’elle boucle par une leçon de cuisine tamoule qui sent comme une évocation de la tradition immuable. Car cette histoire ne devrait être que la suite du Ramayama qui conte la légende du roi Rama et de sa princesse qui lui est restée fidèle malgré la tentation.

Souhaitons tout de même à l’auteur de trouver plus de joie et moins de désillusion que ses personnages dans son propre exil de Colombo à Chicago et qu’elle soit plus apte au bonheur que ces femmes tamoules qui semblent incapables de trouver la moindre parcelle d’espoir hors d’une vie de soumission et de résignation. Mais, « Parfois, il y avait des fêtes, du plaisir, de la joie. » Alors …
Chroniques initiatiques 9 étoiles

Difficile de trouver de la littérature sri-lankaise. Ne boudons pas notre plaisir, même si l'auteur, tamoule d'origine, a quitté l'île alors qu'elle n'était qu'une enfant.

Les récits s'entrecroisent et l'on découvrira les destins étonnants de nombreux membres de deux familles sri-lankaises, certains établis aux Etats-Unis, d'autres ayant préféré rester au pays malgré la violence qui y sévit régulièrement depuis le départ des Britanniques anciens colonisateurs.

Le style est plaisant, malgré parfois un peu de désordre dans les anecdotes ; les personnages sont plaisants et tout ceci nous éclaire un peu sur ce pays si mal connu en Occident : n'a-t-on pas souvent le réflexe de confondre l'ex-Ceylan avec le grand continent indien ?

Noter l'érotisme parfois cru de certaines scènes (ce n'est pas un reproche...) et une remarquable démonstration de cuisine locale à la fin de l'ouvrage.

Un régal. Y a-t-il des CLiens originaires de ce pays de rêve et qu'en pensent-ils ?

Tanneguy - Paris - 85 ans - 3 janvier 2012


Curry, safran, curcuma et amandes grillées. 8 étoiles

Mes deux prédécesseurs ont exprimé avec beaucoup de justesse et dans une belle complémentarité tout ce qui émane de ce beau roman, et comme je partage leur ressenti je ne vais pas en rajouter beaucoup plus.
Pour justifier mon intervention, j'insisterai donc juste un peu sur la très belle dimension olfactive (à laquelle je suis particulièrement sensible) qui transparait tout au long du livre.
Les hommes, comme les femmes (mais pas toutes!) cuisinent beaucoup au fil des pages, à la recherche d'effluves et de senteurs dans lesquelles ils n'ont pas tous forcément baigné dans leur pays d' origine, mais qui leur rappellent malgré tout d'où ils viennent.
La façon qu'ont les personnages de se nourrir est extrêmement révélatrice de la manière dont ils poursuivent leur parcours de vie (assimilation totale ou non).
J'ai été sensible également aux faits relatés selon différents points de vue,( l'histoire de Chaya, victime d'inceste, notamment).
Enfin, j'ai été interpellée par cette incroyable "exode des cerveaux", les trajets "Colombo Chicago" étant à quelques exceptions près, sans retour.
Seule la vieille Mangai, qu'on rencontre en premier lieu et qui clôture le roman, est restée inchangée, au même endroit, dans un rythme de vie immuable, vivant chichement de la pêche et cuisinant dans sa petite cabane.
Son sort est-il forcément beaucoup moins enviable que celui de toutes les autres femmes du livre, souvent vouées au malheur?

La question reste en suspens...à chacun de trouver sa (ses) réponse(s).

Sissi - Besançon - 54 ans - 2 juin 2011


Rien n'est plus comme avant ! 9 étoiles

Difficile d'ajouter une critique après celle de Débézed....

Oui,ce livre est fort (et le mot n'est pas excessif) .
Je ne reviendrai pas sur les éléments de l'histoire déjà résumés.

L'intérêt principal (me semble-t-il) du roman porte sur l'éclosion de cette génération sri lankaise (née dans les années 1960) qui veut s'affranchir du poids des coutumes par :

-> la remise en question du mariage arrangé et du respect des castes .
-> la libéralisation des moeurs (homosexualité masculine et féminine)
-> l'éducation et l'autonomie financière des femmes .
-> l'émigration (subie ou volontaire) vers l'Angleterre et les Etats-unis .
-> la participation active au grand "melting-pot racial" américain (même si on doit rester " la petite tamoule ")

et qui -paradoxalement- s'accroche à ses racines.

Chaque chapitre respire le curry,l'uppuma et le poulet frit.
Les femmes y dévoilent leurs formes sous de magnifiques saris et caracos.
Les jardins sri lankais font croître banians, cocotiers et bougainvilliers .
Une quête identitaire incessante à la recherche de son Histoire (la colonisation britannique/les émeutes entre tamouls et cingalais)

Ce sont principalement de jeunes femmes que nous suivons au fil des pages .
L'auteur les rends lascives, sensuelles, érotiques..... femmes !

Le style est agréable,fait de flash-back .

Cette galerie de portraits me semble bien traduire les difficultés d'une génération qui a dû s'affranchir de la colonisation, émigrer vers un pays "moderne" où hommes et femmes conservent toute leurs chances malgré leur naissance.
Et dans le même temps , farouchement attachée à son histoire,ses traditions et sa culture.
Un "grand écart"qui ne se fait pas sans traumatisme.

Je remercie encore Débézed d'avoir mis en ligne la 1ère critique de ce roman et vous invite à le découvrir .

Frunny - PARIS - 59 ans - 21 décembre 2010