Le voyage d'automne : Octobre 1941, des écrivains français en Allemagne
de François Dufay

critiqué par Jlc, le 14 février 2010
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Amateurs d’imprudence ou professionnels de l'impudence ?
« Amateur d’imprudence ». Ainsi se définissait Marcel Jouhandeau, écrivain profondément français mais qui a toujours aimé « l’Allemagne, ses poètes et ses penseurs ». En fait c’est bien plus qu’une imprudence qu’il commet à l’automne 41 en acceptant de participer à la fondation de l’Association des écrivains européens voulue par Goebbels. Il est accompagné du romancier Jacques Chardonne et du critique littéraire Ramon Fernandez, Paul Morand et Marcel Arland s’étant désistés.

On commence par un voyage pour, soi disant, « se rendre compte des réalités de l’Allemagne nouvelle ». Jouhandeau a accepté cette promenade littéraire pour plaire à Gerhard Heller chargé de surveiller la littérature française. Il faut dire qu’Otto Abetz, ambassadeur du Reich à Paris, considérait la Nouvelle Revue Française (NRF) comme une des trois puissances de la France avec le communisme et la grande banque. Heller a laissé reparaître la NRF en décembre 40 en remplaçant son directeur Jean Paulhan (vite résistant irréprochable) par Drieu La Rochelle, NRF qui accueille alors dans ses sommaires des noms aussi prestigieux que ceux de Gide, Alain, Audiberti, Giono, Valéry. Ramon Fernandez, ancien intellectuel de gauche qui, en janvier, a eu le courage, de faire l’éloge funèbre de Bergson, est le critique attitré de la NRF tout en ayant rejoint le parti de Doriot lequel réclamait en juin pour les Juifs le camp de concentration. Chardonne, ancien ami de Léon Blum, fut un ardent munichois avant de devenir, à la déclaration de guerre, un « belliciste exalté » puis, après la capitulation de juin 40, un pro allemand si zélé qu’il suscita, par ses articles à la NRF, le retrait de Gide de la revue.

Le voyage est touristique dans un monde parsemé de cartes postales artistiques (Bonn et Beethoven, Francfort et Goethe) mais aussi de nourritures plus terrestres comme la découverte des vins de Franconie. L’accueil est excellent, les propos rassurants. Jouhandeau est séduit par un jeune poète allemand, Heller sert d’interprète. « Délicieux frisson, divine imprudence que celle qui redouble « le péché » par une dangereuse compromission politique. » écrit François Dufay. Il y a bien un incident de parcours quand le programme prévoit une visite de Strasbourg ce que refusent les trois compères « dans un sursaut de dignité un peu dérisoire ».

Gorgés d’honneurs, laudateurs sans vergogne d’une Allemagne idyllique, ils se sentent faire partie d’une élite européenne et sont, toute honte bue, hypnotisés par Goebbels, lui l'inspirateur de l'autodafé de livres à Berlin en 1933, qu’ils rencontrent le 22 octobre. Le jour où, ironie cruelle de l’Histoire, Guy Môquet et ses camarades furent fusillés.

Le piège a parfaitement fonctionné. Goebbels, avec la complicité de ces écrivains français et européens, va pouvoir créer son association qui se veut tout à la fois le contre Pen Club, influente organisation internationale d’écrivains qui a exclu l’Allemagne en 1937 et le moyen « d’absorber la culture française dans un ensemble européen afin d’anéantir son rayonnement ». Les trois français ont été rejoints par Drieu qui aura la lucidité de voir dans tout ça un mauvais pressentiment, Abel Bonnard que la défaite a fait ministre de Vichy, André Fraigneau et Robert Brasillach dont les articles ne font qu’exprimer une haine viscérale des Juifs. Et là se situe le point clé de ce voyage. Ce n’est ni par peur du communisme ni par certitude d’une victoire allemande que ces écrivains de renom ont accepté cette compromission. C’est par antisémitisme. Et François Dufay de rappeler les articles de Jouhandeau dans « L’action française » dés 1937, la dérive de Fernandez, l’éloge chimérique par Chardonne du national socialisme, notamment dans « Le ciel de Nieflheim » quand il écrit « Le national socialisme délivre l’homme », monstruosité qui renvoie au sinistre portail d’Auschwitz.
A leur retour chacun remerciera à sa façon ses hôtes par des articles vantant « la nouvelle Allemagne ». Dufay raconte aussi un épisode peu connu, la ridicule visite de Chardonne à Pétain.
A la libération, Fernandez vient de mourir dans son lit, Jouhandeau et Chardonne s’en sortent sans gros problème même s’ils vont souffrir, Chardonne surtout, de leur perte d’influence avant de renaître grâce aux Hussards, ce que l’auteur a raconté dans « Le soufre et le moisi ».
François Dufay était un journaliste passé par Normale Sup et ça se sent. Son livre, solidement étayé par une documentation parfois inédite, se lit comme un reportage par sa vivacité, son art du détail qui amuse ou révulse, sa maîtrise de la « dramaturgie », le goût du scoop qui ne va jamais à l’encontre de la vérité historique.. Mais ce reportage va plus loin quand il cherche à comprendre comment ces écrivains, reconnus, talentueux vont se perdre dans ce naufrage de leur réputation. Plus qu’imprudents ils ont été impudents.

Chardonne se demandera plus tard « Mais à quoi sert l’intelligence ? » A rien quand elle ne se conjugue pas entre autres avec le caractère, le cœur et le panache.

Pour qui est intéressé par l’histoire littéraire française, ce petit livre qu’on trouve en poche est passionnant.
imprudences dangereuses 9 étoiles

A droite de l'échiquier politique, l'on excuserait presque parfois le fourvoiement de certains écrivains et intellectuels pendant la Seconde Guerre Mondiale et l'Occupation au prétexte qu'avant et après d'autres auteurs ont été de fervents soutiens de Staline, Mao ou Pol Pot d'autres tyrans tout aussi sanguinaires qu'Hitler. Cependant, la sottise parfois meurtrière des uns n'excuse en rien celle des autres. Ce livre revient sur le voyage plus que malheureux de quelques auteurs en Allemagne à l'invitation des nazis et l'instigation de Goebbels lui-même en octobre 1941 :

Marcel Jouhandeau, « amateur d'imprudences » selon ses dires, diariste prolixe homosexuel marié à sa volcanique Elise, Abel Bonnard, éphémère ministre de l'Education de Vichy, Jacques Chardonne, l'auteur du magnifique « Epithalame », Robert Brasillach qui avait déjà produit son livre « les Sept couleurs » racontant sa découverte de l'Allemagne nazie des années 30, Ramon Fernandez, critique à « Je suis partout », viveur et séducteur et Drieu ce véritable génie des Lettres fasciné par l'abîme et le dégoût de sa personne...

Au moment de leur périple, d'aucuns comme entre autres Honoré d'Estienne d'Orves, de « leur » camp mourraient fusillés pour leur amour authentique de la Liberté. Et Hélie de Saint-Marc commençait ses balades dangereuses qui le mèneront à la Déportation. Je songe également à Bernanos qui du « chemin de la Croix des Ames » se lance dans ses « écrits de combat » pour son pauvre pays. En période troublée il n'est que peu d'alternative entre le déshonneur et l'honneur. On vit soit l'un, soit l'autre, « l'entre-deux » est une chimère.

François Dufay raconte leur voyage d'agrément surréaliste en temps de guerre en Allemagne sous la conduite du SS Gerhardt Heller qui après la guerre dans ses mémoires souffrira d'amnésie sélective. L'auteur de l'ouvrage narre tout cela de manière totalement dépassionnée et sans aucun pathos ni jugements moralisateurs. Il ne fait que montrer des imbéciles talentueux se laissant prendre au piège des nazis de par leur infatuation et leur vanité. Le but officiel de tout cela est la création d'une association d'écrivains européens dans laquelle les français invités joueraient un peu le rôle d'instituteurs de tous les autres.

Notons non sans ironie que la création d'une Europe fédérale dans laquelle les particularités des peuples seraient gommées est un idéal prôné par les nationaux socialistes, pseudo-idéal dont l'alibi est la préservation de la Paix sous la férule germanique, les peuples latins étant considérés comme « dégénérés ».

Bien entendu les véritables visées de Goebbels et Heller sont toutes autres. Il s'agit surtout d'endoctriner quelques spécimens du « Monde d'avant » afin d'éradiquer l'influence civilisatrice de la France dans « l'Europe Nouvelle » du « Führer » destinée à durer 1000 ans. Après la guerre, pour se justifier les « voyageurs » prétendront qu'il s'agissait de faire libérer des écrivains français prisonniers alors que le sujet ne fût jamais abordé avec les vainqueurs de la « Campagne de France » et de la « drôle de guerre ». Cela n'empêche pas Heller qui est homosexuel de batifoler avec Jouhandeau sans doute pour joindre l'utile à l'agréable.

Chardonne s'avère à la lecture de ce livre un soutien sincère de Hitler et du nazisme, rencontrant Pétain afin de l'encourager à l'alliance avec l'Allemagne contre les américains et les russes. Brasillach y est un « fort en thème » dépassé par le réel, ce foutu réel très différent de ses descriptions enflammées, il oublie d'évoquer dans ses instantanés littéraires de Weimar ces bâtiments grisâtres tout proches dotés de cheminées géantes. Abel Bonnard est de ces minables opportunistes profitant des évènements afin d'accéder au poste qu'il estimait lui revenir de droit.

Dufay raconte divers épisodes tragiques et comiques de l'excursion, ces moments « gênants » aussi quand les « invités » de Goebbels par exemple tombent sur des prisonniers français épuisés et affamés en gare de Mayence et lorsqu'ils croisent des juifs squelettiques n'étant plus que les ombres d'eux-mêmes en Rhénanie. Ces messieurs sont alors comme tous les larbins contents de survivre même sous le joug, ils sentent bien leur déshonneur mais se justifient bien vite par quelques mots hypocrites et lénifiants sur ces moments fugaces.

Seul Robert Brasillach, le moins cynique, le plus sincère malgré ses errements, sera puni, son emprisonnement et son exécution lui inspirant les très beaux poèmes de Fresnes. Chardonne survivra de par ses relations et surtout grâce à son fils authentique résistant. Jouhandeau deviendra une figure proto-« people » avant l'heure, Montherlant finira par se faire sauter le caisson mais beaucoup plus tard. Drieu se suicidera en 1945 après avoir écrit son ultime et magnifique livre le « Feu Follet » allant jusqu'au bout de son dégoût de la triste humanité.

Ce « voyage d'automne », ces compromissions sans vergogne, me font penser à d'autres, en 2016, celles de tous ceux, auteurs, créateurs, « intellectuels » excusant l'Etat Islamique pour telle ou telle raison, minimisant ses actes de haine pure, ses massacres, son embrigadement des plus vulnérables. Surtout afin de promouvoir l'image qu'ils se font de leur ego...

AmauryWatremez - Evreux - 55 ans - 12 mars 2016