Les noctuelles vivent de larmes
de Ibrahima Ly

critiqué par Débézed, le 16 janvier 2010
(Besançon - 77 ans)


La note:  étoiles
« On n’est pas esclave, on accepte de le devenir. »
« L’homme en fait n’est ni beau ni vilain, il est seulement riche ou pauvre, faible ou puissant. » Pour illustrer ce constat qui pourrait s’appliquer à la société africaine de la fin du XX° siècle, Ibrahima Ly raconte l’histoire de Niélé, enlevée et vendue comme esclave, de Solo, sa petite-fille, délaissée par tous parce qu’elle est pauvre et attire la malchance et enfin de Haady, jeune cadre intègre, en butte à une société qui considère la corruption comme moyen de promotion sociale.
Niélé, jeune épouse, d’un chef noir aux confins d’un pays qui n’est pas encore le Mali, trop près de la frontière pour être en sécurité dans cette fin du XIX° siècle, est enlevée avec son fils par un chasseur d’esclave qui la vend à un marchand qui en fait le commerce avec les Arabes et les chrétiens. Niélé et son fils sont dressés, animalisés et même castré pour le fils, pour être vendus, comme du bétail, sur l’un des plus importants marchés de la région. L’acquéreur conduit son troupeau à travers le désert, en un long chemin de douleur et de souffrance, pour rejoindre les côtes et l’île de Gorée où les chrétiens attendent la marchandise pour l’emmener au-delà des mers.

La mésaventure de Niélé permet de mettre en scène toute la mécanique de l’esclavage qui peut se résumer en quelques mots. Les chefs noirs qui ont besoin de beaucoup d’argent pour affirmer et asseoir leur pouvoir, vendent leur sujets qu’ils trouvent parmi les enfants d’esclaves, les paysans ruinés ou qu’on a sciemment ruinés, les femmes et les enfants qu’on a cédés contre une avance en attendant la prochaine récolte tout aussi aléatoire que celle qui a fait défaut. Les acquéreurs sont de riches musulmans qui pratiquent la traite comme activité principale et fournissent les princes arabes et les chrétiens de la côte. Donc avant d’être une marchandise dans le fameux commerce triangulaire de l’Atlantique, les esclaves sont déjà l’objet du négoce africain. Et l’auteur fait dire à un marchand musulman : « Dans nos marchés, tous les vendeurs d’esclaves sont musulmans. Les chrétiens attendent sur la côte. Les chefs animistes, pour la plupart, sont nos pourvoyeurs à nous. Les religions organisent une sorte de course de relais. »

Dans une seconde histoire, Ly raconte comment Solo, petite-fille de Niélé, accablée par la malchance et la maladie, est repoussée par tous car la pauvreté est une tare qui peut porter la poisse à ceux qui serait à son contact. «La pauvreté ne saurait être une vertu. Tout pauvre est un incapable. » Et, pour illustrer cette maxime, l’auteur met en scène un jeune diplômé revenu d’Europe où il a acquis savoir et convictions, qui veut sortir son pays de la misère en imposant rigueur, travail et honnêteté mais qui se heurte à la tradition qui n’admet pas qu’un homme important ne soit pas assez riche pour faire reluire les siens. « L’Etat n’est qu’un puits, et le diplôme, l’outre qui permet d’y puiser l’eau pour remplir le canari familial. »

Trois histoires pleines de tristesse, de fatalité, de désespoir pour montrer qu’en un siècle, le livre a été publié en 1988, l’Afrique a considérablement régressé et qu’au lieu de suivre le chemin des autres nations, elle est restée dans son ornière originelle et qu’elle n’a plus guère de solutions pour sortir de ce mauvais pas. L’esclavage n’a pas disparu des mentalités, il est encore bien présent dans la société africaine où les puissants sont ceux qui possèdent et règnent sur les plus démunis de la même manière que les grands chefs noirs régnaient sur leurs sujets. Certes, ce livre permet de mettre en évidence l’ampleur dramatique de ce phénomène africain avant tout, et avant de devenir transatlantique, et pose la question de l’acceptation du statut d’esclave car il apparait, dans cette lecture, que les esclaves se résignent passivement à leur sort et l’accepte même assez facilement pour sauver leur vie. On a l’impression que la mécanique de l’esclavage fait partie du fonctionnement de la société et que tout le monde y trouve son compte. Cette société n’est pas une société de l’être mais une société de l’avoir et du paraître qui plonge ses racines au tréfonds du monde animiste. En effet, la nudité et le fait des animaux et ceux qui n’ont rien errent nus, ou presque, et s’en rapprochent au plus près, ainsi l’esclave est un animal, on le dénude. Donc, pour s’éloigner de la bête le plus possible, il faut posséder pour se couvrir et se parer et celui qui possède beaucoup peut parader car il est très loin de l’animal et peut même devenir le chef respecté. Et, tous les petits dictateurs africains s’en souviennent encore même si ce n’est qu’implicitement.

La corruption parait ainsi comme un vulgaire moyen de s’éloigner du règne animal et d’accéder à une certaine forme de reconnaissance qui confère, elle aussi, respectabilité et pouvoir à ceux qui le méritent. De cette façon, l’argent a pris la place du sacré et remplace qualité et vertu avec tous les vices que cela comporte. Cet appétit du gain, de ce qui brille et qui n’est pas forcément de l’or, met aussi en exergue ce qui pourrait être à l’origine de tous les trafics que l’Afrique connait encore aujourd’hui. En effet, l’esclave était souvent troqué contre des babioles sans aucune valeur qui n’apportaient aucun confort supplémentaire dans ces pays vidés de leurs éléments les plus dynamiques mais conféraient une sorte de notoriété et de prestige à ceux qui les possédaient.

Enfin, Ly pose implicitement le problème de la négritude, cette négritude que nombre d’Africains acceptent mal en se faisant blanchir par tous les moyens. Le noir était déjà la couleur de l’esclave face à son marchand arabe ou à son propriétaire blanc. Paradoxalement le refus de la négritude s’accompagne par un attachement viscéral à une tradition qui ne perpétue que les vices du système. « Ici se sont des idées surannées qui sont déifiées, et tout le monde est à genoux pour mériter la baraka, à force de génuflexions et de marche à quatre pattes. » Le Noir parodie le Blanc pour grimper l’échelle sociale et perd ses valeurs réelles qui pourraient permettre à l’Afrique de sortir de son ornière. Ly ne nie en rien les méfaits des Blancs en Afrique mais invite d’abord les Africains à se prendre en charge et à ne pas se contenter de se plaindre tout en se vautrant dans la corruption et la facilité sous les flatteries des griots des temps modernes.

Alors l’Afrique est devant ce choix qui sépare deux amis :

« Ma spécificité, tant clamée, doit s’épanouir dans mon œuvre et non pas me figer dans un cul-de-sac putride. »

« Sont plutôt maudits ceux qui pensent que le travail, attribut de l’esclave, ennoblit l’homme. Nous savons, nous, jouir de nos richesses. Le « toubab », lui, n’a point de noblesse. Il trime comme un esclave et se prend pour le maître du monde. »

Ly nous laisse sur cette alternative dans ce livre où se percute le meilleur de l’instruction littéraire française et la tradition des griots. Un livre au langage très savant, trop parfois, notamment quand des ignorants emploient des mots que très peu de lecteurs doivent connaître. Une tendance à faire savant pour faire savant comme un certain nombre d’intellectuels africains qui ont poussé très loin leurs études dans les universités européennes. Mais, ça reste un détail quand on considère la richesse de l’analyse socio-économique et la profondeur de la réflexion produites par l’auteur qui ne se limitent pas forcément au champ africain mais qui pourrait bien concerner l’humanité toute entière, notamment les femmes qui sont toujours en première ligne quand les conditions sont les plus difficiles.