Nouvelles complètes : Volume 1 (1956-1962)
de J. G. Ballard

critiqué par B1p, le 10 janvier 2010
( - 50 ans)


La note:  étoiles
anticipations mentales
Pas moins de 28 nouvelles dans le recueil ci-présent. Avec un tel nombre, on peut imaginer qu'il y ait à boire et à manger, du bon et du mauvais. Avec James Graham Ballard, une constatation : ça oscille du bon à l'exceptionnel.

Connu à ses débuts comme pur auteur de SF, c'est souvent le genre qu'on retrouve ici puisque les 3 tomes de la série en cours d'édition compilent ses nouvelles dans l'ordre chronologique. Les récits du tome inaugural ont été publiés pour la première fois en anglais il y a 50 ans tout de même ! Et force est de constater que, malgré leur âge, les textes ont peu souffert du temps passé. C'est que Ballard a eu l'intelligence de ne pas tout miser sur les trouvailles technologiques échevelées. Dans ses nouvelles, peu ou pas d'engins spatiaux délirants, peu de gadgets extravagants : l'essentiel est ailleurs.

Chez Ballard, on est moins dans l'anticipation que dans l'aventure mentale. L'accent est moins mis sur la démonstration technique que sur les cheminements intérieurs des héros, seuls face à un monde absurde ou en déclin, avec parfois quelques accents de dystopie ou d'univers absurdement limités par la bureaucratie "à la Kafka". Car ce qui est fascinant, c'est que Ballard n'échafaude pas des civilisations nouvelles pour le plaisir d'en échafauder : ce qui l'intéresse, ce sont les civilisations qui ont précédé et qui sont promises à la ruine et les civilisations nouvelles qui sont promises à la même déliquescence alors qu'elles ont à peine commencé. Chez Ballard, ce n'est pas l'action qui est mise en avant : elle s'efface devant la poésie. Une poésie désabusée certes, mais où la résistance des protagonistes, exprimée ou non par des actes, trouve écho dans les étoiles mortes et les supernovas et où les attentes des rares vrais Hommes trouvent leur reflet dans l'immensité froide du cosmos (voir le subjugant "les terrains d'attente") ou dans les circonvolutions mystérieurses de leur cerveau en sursis.

Et puis, il y a la forme. Dans ces nouvelles, il n'y a pas de "bout de gras" : tout est ciselé et remarquablement mesuré. Ca fera plaisir à ceux qui aiment les textes-modèles, parfaitement écrits selon les normes du genre. Même si cela aurait tendance à m'énerver, comme c'est du Ballard, j'adore ! Non, disons plutôt que ça me fascine : à quel point un auteur toujours au bord de l'immonde (pas dans ces nouvelles certes, mais dans d'autres écrits) peut se fondre dans la norme, comment il avance avec un masque de respectabilité alors qu'en dessous, la démesure, le dégoût ou la fascination pour le monde moderne sommeille dans ses expressions plus ou moins contrôlées, rarement civilisées, ou peut-être trop, justement...
Cauchemars de Ballard à l'origine 9 étoiles

Quand j'étais au collège, j'ai lu "Crash" pour de mauvaises (ou de bonnes) raison, à savoir pour y chercher les scènes "chaudes", comme un bon adolescent boutonneux et inhibé que j'étais, qui sont plutôt à y revenir assez froides, roman très bien adapté donc très bien trahi par Cronenberg. Ce monde où l'être humain devient plus que dépendant d'objets et où une Lincoln continental devient le symbole du monde perdu, c'est le nôtre, une société d'automates qui recherchent leur humanité perdue. Plus tard, j'ai mieux compris le propos et j'ai commencé à lire les nouvelles écrites par Ballard dont "le massacre de Pangbourne" est pour moi l'acmé (de temps je place un mot drôledement savant dans mes notes ainsi que le conseille Buzatti dans une de ses nouvelles), novella dans laquelle des enfants très sages renversent l'ordre des choses et massacrent leurs parents tellement protecteurs et compréhensifs, car une société utopique mais surveillée est une société de cauchemar. Ballard n'est plus tellement dans la SF classique, il n'y a pas beaucoup de l'attirail habituel, ou alors il est parfaitement intégré au reste, comme chez Dick où les voitures volantes sont banales.
Chez Ballard, il n'y a même plus de voitures volantes, il n'y en a plus besoin au bout d'un moment, on remarque cette évolution progressive dans ce premier volume de l'intégrale de ses nouvelles, avant même ce que les écrivains et critiques anglais ont appelé la "New Thing", c'est-à-dire quand le genre a été transcendé et a permis une évolution de la littérature plus intéressante que le "Nouveau roman" en France qui se borne à décrire du papier peint ce qui est sûrement passionnant aux yeux des grands esprits, des anti-brouillards de l'écriture françaises. Et parfois la technologie engendre de la magie, quand elle devient incompréhensible et trop complexe pour l'être humain. Comme Manchette, comme Philip K. Dick, dont les thèmes et leur développement sont largement plus extravagants, comme Don DeLillo, Ballard a une écriture dense, travaillée, qui va tout de suite au coeur du sujet. Et comme chez Tchekhov, lorsque l'on parle d'un pistolet au début d'une histoire, c'est qu'il sert plus tard à un crime ou à autre chose. Ballard a l'allure d'un gentleman anglais un peu excentrique, bien que peu expansif, on sent en lui le sens de l'"understatement", de la dérision de ce monde matérialiste hyper-technicisé dans lequel rien ne dure et qui devient petit à petit un empilement de non-lieux.

J'aime beaucoup l'écriture de Ballard, qui renouvelle le romanesque, comme celle des auteurs cités un peu plus haut, auteurs dont s'inspire Houellebecq dans ses premiers livres qui sont les plus intéressants, le problème étant qu'en France, quand un auteur a un peu de succès, fût-il d'initiés, il ne peut s'empêcher de péter un câble. Ballard continue d'écrire, lui, "SuperCannes" entre autres. L'écriture est un moyen de défense contre la laideur du monde, ses errements, son désespoir. Ballard permet de résister un peu mieux sans pour autant avoir besoin de s'inféoder à une vulgate théorique pénible (à partir du moment où un auteur devient un militant et le plus souvent ça, il devient pour moi illisible).

AmauryWatremez - Evreux - 54 ans - 11 novembre 2011