Le mythe de Sisyphe
de Albert Camus

critiqué par Lucien, le 20 janvier 2002
( - 69 ans)


La note:  étoiles
"Il faut imaginer Sisyphe heureux."
« Il n’y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. » Ainsi commence ce célèbre essai d’Albert Camus, souvent présenté – et à juste titre - comme la base théorique de sa réflexion sur l’absurde, illustrée par ailleurs par un récit, « L’étranger », ainsi que deux pièces de théâtre : « Le malentendu » et « Caligula ».
Lorsque paraît cet essai, en 1942 (quelques mois après « L’étranger »), on peut dire que Camus sait de quoi il parle. L'absurde, il le côtoie depuis toujours : la première guerre mondiale lui a ôté son père (lorsqu’il tombe au combat en 1914, Camus n’a qu'un an) ; il a été élevé pauvrement par sa mère, dans un quartier populaire d’Alger ; devenu agrégé de philosophie grâce aux bourses du gouvernement, il a dû renoncer à l'enseignement, frappé précocement par la tuberculose ; enfin, jeune journaliste, il a dénoncé sans complaisance les injustices commises envers les Arabes, notamment dans sa fameuse enquête « Misère en Kabylie » ; devenu indésirable, il est expulsé d’Alger en 1940 et s'installe à Paris au moment où éclate une deuxième guerre mondiale qui repoussera les limites de l'horreur (rappelons-nous son article au lendemain du largage de la première bombe nucléaire sur Hiroshima :
« La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. ») La question que se pose Camus dans « Le mythe » est très claire ; ce n’est pas l’interrogation d’un philosophe, mais le questionnement d’un moraliste : le suicide est-il une solution ? autrement dit, la vie vaut-elle d’être vécue ? Au fait, solution à quoi ? à l’absurde, bien évidemment. Ce sentiment décrit avec précision dans les premières pages du livre : « Vivre, naturellement, n'est jamais facile. On continue à faire les gestes que l'existence commande, pour beaucoup de raisons dont la première est l'habitude. » « Dans un univers soudainement privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent un ETRANGER ». « Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le "pourquoi " s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement. » Qu’est-ce donc que ce sentiment, éprouvé par chacun à un moment où l'autre, et qu’accroît peut-être l’écoulement du temps ? Il n'est pas en l’homme. Il n’est pas au coeur du monde. Il est le lien entre l'homme et le monde ; l'équation qui unit l'étrangeté absolue du monde et « ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l'homme ». Résoudre cette équation ? C’est à quoi Camus s'efforcera avec méthode, en plusieurs phases. D’abord, éviter l’esquive commune : l’espoir (l’espérance religieuse en un autre monde qui ajouterait un terme illusoire au problème de départ). L'univers est sans maître, la montagne pleine de nuit, « rien n'est au ciel intelligible » dirait Sartre. Rien à attendre de ce côté-là. Ensuite, refuser le suicide qui, lui, donne raison à l'absurdité suprême (la mort, définie dans « Noces » comme « une aventure horrible et sale »), en effaçant l’un des termes du problème (l'homme, la conscience de l'homme face au monde). Enfin, proposer des solutions. De remèdes qui, bien sûr, n’auront jamais rien de définitif (on ne pourra jamais gommer la mort) mais qui auront au moins le mérite de prendre l'absurde à bras le corps.
Ces remèdes tiennent en quatre mots : conscience, révolte, liberté, passion. « Sentir sa vie, sa révolte, sa liberté, et le plus possible, c’est vivre et le plus possible. Là où la lucidité règne, l’échelle des valeurs devient inutile. » Des exemples ? Oui, bien sûr, Camus en donne : Dom Juan, le comédien, le conquérant, Sisyphe bien sûr, condamné comme chacun de nous à rouler sa pierre, « aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin ». Que l’on me permette d'inciter nos contemporains à lire ou à relire ces pages et à méditer sur les deux dernières phrases qui clôturent « le mythe » comme un dernier accord musical « résout » une symphonie : « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux ».
Sur le plan universel??? 10 étoiles

Je crois que l'action doit porter sur ce qui nous anime de façon innée, sur ce qui nous attire naturellement sans raison comme si nous étions conçus pour ça. Ce n'est pas le but, l'objectif ou la finalité qui importe.

Ainsi l'artiste se réalise dans l'acte qui crée l'œuvre. Et Si l'artiste était gardien de prison de profession, comment pourrait-il se réaliser dans son acte? Avant tout, il doit accepter l'absurde de son sort en se soumettant aux cadres rigides des procédures prédéfinies. Par contre il pourra, dans une certaine mesure, être créatif dans son interaction avec les détenus, dans le choix des solution aux situations critiques, dans ses approches réadaptatives. Il devra se réinventer constamment comme gardien de prison pour ne pas répéter les mêmes "œuvre" en boucle. Cela étant dit, ça me parait une maigre consolation pour "s'adapter" à un contexte ou un rôle qui nous dénature. De plus ça exige un travail philosophique ardu pour vivre pleinement de cette façon. Quand j’entends "travail philosophique ardu" ça me laisse croire que ça peut être contre nature (voire au même titre que de se soumettre à un contexte ou un rôle).

Se soumettre à un autre individu me pose problème.

Si tous le monde adhérait à la vision de Camus de sorte qu'elle serait universellement acquise, y aurait-il des prisons? Les structures social seraient-elles si complexes? Dans sa philosophie il y a une individualité dans ce qui anime nos actes doublée d'une révolte sur les forces qui s'exercent sur nous. L'homme se soumettrait-il à un autre ou chercherait-il à soumettre les autres? Les hiérarchie sociale serait a priori absurde aux yeux de tous. Il ne resterait donc qu'à se soumettre à l'absurde du sens de la vie et à notre nature soit les forces qui nous animent de manière innée incluant notre instinct de survie.

j'adore son apport du non sens de la vie, du concept d'absurde. Juste cette dimension justifie largement sa lecture, voire la réflexion qu'elle apporte. Ça me réconforte de savoir que je ne suis pas fou. Merci Albert!

Phenix4-44 - - 44 ans - 11 octobre 2016


A lire lentement et à méditer 8 étoiles

Comme tout le monde, je connaissais le titre, la première phrase (Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide), la dernière (Il faut imaginer Sisyphe heureux). Ces formules chocs frappent l’imagination mais j’ai souhaité aller au delà de la culture en boîte et lire de qu’il y a entre ces deux phrases pour comprendre leur sens véritable.

Malheureusement pour moi, mes cours de philo datent d’il y a longtemps et mon esprit au quotidien est habitué à la réflexion scientifique et la lecture de romans. La lecture m’a demandé une grosse concentration et il aurait fallu que je travaille le texte avec papier et crayon pour bien suivre le fil du raisonnement. Camus s’efforce implacablement d’analyser comment l’homme peut vivre en supportant et en assumant l’absurde qui « naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde », sans tenter d’esquiver le problème en inventant des explications ou en se donnant des espérances dans l’au-delà. Certains passages m’ont paru plus simples que d’autres, surtout ceux qui éveillaient en moi une résonance profonde, j’en ai lu d’autres sans vraiment les comprendre.

Si vous aussi vous voulez comprendre ce qui lie profondément la première et la dernière phrase, et comprendre le bonheur et la dignité qu’il y a à assumer son fardeau quotidien, prenez votre temps ou prenez un guide qui vous éclairera tant sur la pensée de Camus que sur celle des philosophes qu’il cite.

Romur - Viroflay - 51 ans - 9 décembre 2011


Sens et contradictions de la vie 8 étoiles

Vivre sans Dieu et s'interroger sur le sens de la vie, en analysant ses contradictions, amène tard à des paradoxes indépassables. Faire l'autruche ou la quitter en seraient deux échappatoires, pour faire très simple.
Cet essai, subtil et clinique, est brillant, ardu et sombre. S'il n'est pas véritablement plaisant, en ce qu'il dresse un bilan désabusé de la condition humaine, le recul qu'il amène à prendre n'est pas vain.

Veneziano - Paris - 47 ans - 12 novembre 2011


Sans illusion. 9 étoiles

Après un débat concernant l'existence ou la non-existence de Dieu, j'ai éprouvé l'envie de relire Camus.

Point de dissertation, mais des phrases extraites de l'essai.


"On connaît l'alternative : ou nous ne sommes pas libres et Dieu tout-puissant est responsable du mal. Ou nous sommes libres et responsables mais Dieu n'est pas tout-puissant." (page 82)

"Si Dieu n'existe pas, je suis dieu." (page 146)

"L'absurde m'éclaire sur ce point : il n'y a pas de lendemain. Voici désormais la raison de ma liberté profonde." (page 84)

"L'attribut de ma divinité, c'est l'indépendance." (page 146)

Telle serait une réponse à la question :

"La vie a-t-elle un sens ?"

Non : L'absurdité (la mort), le chaos autour de nous...

MOPP - - 88 ans - 3 février 2008


Sisyphe heureux 10 étoiles

Sisyphe heureux? Oui, peut-être. Heureux comme une autruche, la tête dans le sable des rêves!

Bételgeuse - - 46 ans - 7 décembre 2007


Sisyphe est-il vraiment heureux ? 8 étoiles

Dans cette œuvre, Camus aborde un thème fondamental : le sens de la vie. Dans une existence dont le quotidien se limite au « boulot, métro, dodo », comment trouver la force de continuer jour après jour une existence dont la finalité semble inéluctable ? Car il vient un jour, quand la routine du quotidien s’installe, où chacun peut se demander le sens de ce qu’il vit. A quoi servent toutes ces peines de la vie si la finalité en est la mort. Et donc, pour celui qui constate l’absurde de l’existence, pourquoi ne pas y mettre fin par l’acte du suicide ? A quoi bon continuer ce non-sens ?

Camus compare le destin de l’Homme à celui de Sisyphe, condamné par les dieux à rouler un rocher au sommet d’une montagne. Une fois celui-ci atteint, la pierre redescend d’elle-même au pied de la montagne, obligeant Sisyphe à recommencer éternellement son travail sans espoir de répit. Refusant la fatalité, celui-ci décide alors de choisir d’accepter son sort, en toute conscience, devenant ainsi maître de son propre destin, y trouvant même une certaine complaisance.

La conclusion de Camus me laisse perplexe. Si Sisyphe accepte son sort, n’est-ce pas parce qu’il n’en a pas le choix ? N’est-ce point se complaire dans une certaine résignation de son destin ? Admettons que Sisyphe trouve du plaisir à son œuvre, qu’il morde à pleines dents chacun des instants qui la composent, ne laisserait-il pas choir son rocher s’il en avait la possibilité ? En acceptant son sort, je n’ai pas le sentiment que Sisyphe se libère des dieux qui l’ont condamné. Pour moi, Sisyphe reste l’Homme absurde. Heureux, peut-être, mais absurde.

Asgard - Liège - 46 ans - 16 janvier 2006


Un bruit 8 étoiles

J'ai entendu dire qu'une lecture du "Mythe de Sisyphe" par Jacques Pradel était sortie ou allait sortir en CD. Je suis bien intriguée de connaître ce qu'il en est...

Bluewitch - Charleroi - 45 ans - 10 février 2002


Ah, quel symbole que Sisyphe ! 9 étoiles

Sisyphe poursuit son effort, inlassablement, comme l'homme devrait pouvoir porter l'absurdité du monde. Mais que c'est difficile !... Camus écrit dans "La Chute": "Mais dans certains cas, continuer, seulement continuer, voilà ce qui est surhumain." Et il parlait du Christ, qui n'y était pas arrivé, selon lui, tant les cris des enfants innocents tués au jour de sa naissance lui étaient devenus insupportables... Quant à la liberté, il n'est pas du tout évident que l'homme en veuille, au contraire ! Il écrit, toujours dans ce même livre: " Au bout de toute liberté, il y a une sentence; voilà pourquoi la liberté est trop lourde à porter... Ah, mon cher, pour qui est seul, sans dieu et sans maître, le poids des jours est terrible." L'homme sans dieu ne s'est-il pas empressé de s'en inventer de nouveaux, comme le prévoyait aussi Rimbaud plus de 60 ans auparavant dans "Soleil et Chair" ? Et comme l'avait aussi prédit Dostoïevski ? Ces nouveaux dieux seront Staline, Hitler, Mussolini. Des dieux bien vivants, qui apporteront des "solutions" simples aux questions des hommes, ainsi que la tranquillité de pouvoir se limiter à obéir plutôt qu'à réfléchir et à porter une liberté lourde de toute sa responsabilité. Tout un peuple ne s'est-il pas limité à dire: "J'ai obéi! Et voilà mon excuse..." Et le héros de Camus de poursuivre: " L'essentiel est que tout devienne simple, comme pour l'enfant, que chaque acte soit commandé, que le bien et le mal soient désignés de façon arbitraire, donc évidente... Vive donc le maître, quel qu'il soit, pour remplacer la loi du ciel. "Notre père qui êtes provisoirement ici... Nos guides, nos chefs délicieusement sévères, ô conducteurs cruels et bien-aimés..." Enfin, vous voyez, l'essentiel est de n'être plus libre et d'obéir, dans le repentir, à plus coquin que soi" Et puis, il y a aussi la peur, celle de devoir mourir seul. Et nous retrouvons alors la notion "d'égalité" qu'évoquait de Gaulle en parlant des français qui, selon lui, la préféraient à la liberté. Pourquoi ? Parce qu'en revendiquant l'égalité, ils visent surtout à ce que personne n'ait plus qu'un autre, que chacun d'eux ! Fini le mérite: l'égalité ! Et Camus de poursuivre: "La mort est solitaire tandis que la servitude est collective. Les autres ont leur compte aussi, et en même temps que nous, voilà l'important. Tous réunis, enfin, mais à genoux, et la tête courbée." Camus ne voyait pas, dans la société marchande, la possibilité d'une société libre. A ses yeux, elle met la notion de liberté en exergue pour établir une oppression de fait. Du communisme, tel qu'il l'a vu pratiqué, il dit, dans son "Discours de Suède": "Mais le mensonge réaliste, s'il prend sur lui avec courage de reconnaître le malheur présent des hommes, le trahit aussi gravement, en l'utilisant pour exalter un bonheur à venir, dont personne ne sait rien et qui autorise donc toutes les mystifications." On pourrait en dire autant des religions... Non ! Ce n'est pas là, selon Camus, que résident les solutions !... Elles ne pourront venir que de la révolte collective, de la liberté, et du courage que l'homme montrera à affronter, à supporter, l'absurdité du monde.

Jules - Bruxelles - 80 ans - 10 février 2002


Egalement... 8 étoiles

Une autre phrase admirable qui résume assez bien cette oeuvre et son message est « Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l'espoir de réussir le soutenait ? ».
Et je ne puis résister au plaisir de citer quelques phrases qui m’avaient marqué en ces beaux jours de mai 1996…
« Un homme se définit aussi bien par ses comédies que par ses élans sincères. » « Tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle. » « Le plus sûr des mutismes n'est pas de se taire, mais de parler. » « Pour Chestov, la raison est vaine, mais il y a quelque chose au-delà de la raison. Pour un esprit absurde, la raison est vaine et il n'y a rien au-delà de la raison. » « Pour un homme sans œillères, il n’est pas de plus beau spectacle que celui de l’intelligence aux prises avec une réalité qui le dépasse. »
Il y en a d’autres, bien sûr, mais je laisse au lecteur le plaisir de découvrir cette oeuvre qui est, rappelons-le, un essai philosophique et nécessite donc un recul certain avant une trop prompte plongée en son sein.

Pendragon - Liernu - 54 ans - 21 janvier 2002


Bravo Lulu ! 8 étoiles

Ta critique est superbement faite ! Rien à ajouter ! Et puis, pour qui veut l'entendre, j'adore "La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un coeur d'homme." Je vais donc essayer de faire aussi bien pour "L'Exil et le royaume" Je dois avouer que j'ai eu assez peu le temps de lire ces derniers temps...mais j'arrive. ! Il ne me reste que la dernière nouvelle à lire.

Jules - Bruxelles - 80 ans - 20 janvier 2002


En une phrase 8 étoiles

Et si "Le mythe de Sisyphe" tout entier se résumait à l'admirable épigraphe de Pindare : "O mon âme, n'aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible"...

Lucien - - 69 ans - 20 janvier 2002