La Mort au Musée d'Art moderne
de Alma Lazarevska

critiqué par Dinama, le 30 novembre 2009
( - 54 ans)


La note:  étoiles
Littérature dans la ville assiégée
Alma Lazarevska nous semble venir d’un autre monde. Pas que la Bosnie-Herzégovine, son pays, soit tellement exotique, mais parce qu’il s’agit de la seule région de l’Europe qui ait connu la guerre depuis un demi-siècle et que cette expérience, me semble-t-il, crée un hiatus entre les consciences.
Cette guerre, l’auteur nous en parle dans un recueil de nouvelles, « La Mort au Musée d’Art moderne », prix du Meilleure Livre de l’année 1996 décerné par l’Association des Ecrivains de Bosnie-Herzégovine.
Des œuvres consacrées à la guerre en Bosnie, et il en est de nombreuses, mais nous en connaissons assez peu en français, et la plupart ont été le fait d’écrivains qui avaient quitté le pays ou par des Européens qui y avaient passé quelques semaines. Après la guerre, l’édition française s’est vite désintéressée « d’un créneau qui n’était plus porteur ».
Ces œuvres étaient des témoignages, des dénonciations, des cris de révolte, des appels à l’aide, des analyses, des prises de position politiques. « La Mort au Musée d’Art moderne » est en cela tout à fait originale. Ce qui fait la singularité de ce recueil, c’est qu’il est bien sûr consacré à la guerre, mais que la guerre n’en occupe pas l’avant-plan.
A l’exception de la première, les nouvelles se présentent en effet comme un assemblage d’anecdotes et de menus faits de la vie quotidienne de la narratrice. Ces anecdotes, ces menus faits, les uns situés avant la guerre, les autres durant celle-ci, s’engendrent l’un l’autre, éveillent des réflexions, des sentiments, des souvenirs, des personnages plus ou moins pittoresques croqués en quelques traits de plume avec une justesse extraordinaire. Tous ces éléments évoluent ensuite pour leur compte tout en se raccrochant aux autres, comme des fils de couleur s’enchevêtrent savamment. A la fin, les fils ont perdu leur individualité pour donner naissance à une tapisserie multicolore mais homogène qui constitue la nouvelle. Cette construction agit comme la pensée elle-même, sautillant d’un objet à un autre pour revenir ensuite au premier, enrichie par le détour. Bien que rigoureuse, elle paraît lâche et ne pèse pas, permettant au lecteur de serrer au plus près la pensée de l’auteur et ainsi de s’identifier à elle, à ce qu’elle vit ou ressent.
A travers cet assemblage, la guerre se dessine en filigrane, ou comme une toile de fond omniprésente. La guerre conditionne tout, rien ne lui échappe, elle bouleverse l’ordre des choses, elle bouleverse le sens, ou le non-sens des choses, mais on dirait que l’auteur ne la juge pas digne d’intérêt en elle-même, qu’elle s’en détourne avec dédain, presque en se bouchant ne nez, comme un noble de vieille souche considère un parvenu tonitruant dont il n’ignore pourtant pas la puissance.
Au point qu’Alma Lazarevska se refuse à en citer les protagonistes. On chercherait en vain la mention de Serbes, de Musulmans ou de Croates, de tchetniks, et même de Bosnie ou de Sarajevo, appelée pudiquement « la Ville assiégée ».
La réalité de la guerre est ainsi présentée par petites touches, assez pour qu’on en ait toujours conscience, mais sans jamais s’appesantir. On la retrouve au détour d’une anecdote, d’une réflexion, d’un jeu intellectuel, qu’elle bouscule et remet à sa place.
« Dans la ville assiégée, écrit Alma Lazarevska, tout semble inhabituel et tout est pourtant ordinaire. »
La guerre sert de révélateur Elle oblige à prendre conscience de tout ce qui constituait un quotidien distrait et dont l’absence aujourd’hui fait comprendre à quel point il était précieux : le sachet de thé plongé dans l’eau chaude au petit déjeuner, le souvenir d’une émotion de fillette, les interrogations sur le rôle de la littérature. Et en même temps, elle donne un autre sens à ce vécu quotidien. Elle balaie les faux semblants. Sous l’œil de la guerre, on ne frime plus. Les questions qui se posent ne sont plus des exercices de style. Il s’agit de vie et de mort, au sens le plus trivial des termes. Les autres interrogations subsistent certes, mais elles s’articulent autour de cet axe impitoyable.
La guerre introduit aussi la tragédie dans ce qui n’aurait sans elle été qu’anecdotes. Il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’une revue adresse à des intellectuels un questionnaire où figurent des questions comme « Où aimeriez-vous vivre ? », et surtout « Comment aimeriez-vous mourir ? », dans le but de les publier et de les déposer au Musée d’Art moderne de New York. Les milieux intellectuels sont truffés de ce genre d’initiatives nées dans le cerveau de gens qui se demandent comment remplir leur prochain numéro. Mais quand les destinataires de ce questionnaire vivent dans la ville assiégée, bombardée quotidiennement, où à chaque instant peut tomber l’obus final, que celle qui répond le fait à la lumière d’une bougie parce qu’il n’y a plus d’électricité, qu’elle doit dicter ses réponses à son mari parce que sa main est blessée, tout intellectualisme devient grotesque, sinon odieux, et surgissent aussitôt les interrogations essentielles.
Un livre à lire d’urgence.
Au quotidien et plus encore 9 étoiles

Il convient de saluer comme il se doit l'excellente initiative (et le bon travail !) des éditions Mode Est-Ouest qui rendent accessibles des auteurs de l'ancienne Yougoslavie en les traduisant en français et les présentant au public. Des voix qui ont énormément de choses à dire, tant l'histoire de leur pays regorge de drames sur lesquels nous avons trop souvent fermé les yeux. Des drames qui marquent les consciences et l'écriture de ceux qui tentent d'exprimer la vie, avant maintenant ou après, telle qu'ils la perçoivent à travers des situations tantôt joyeux, tantôt absurdes, empreintes de souffrance ou de désespoir.

Alma Lazarevska ne déroge pas à la règle, son écriture est riche et instructive. De quoi rendre plus pertinentes encore ces impressions désabusées qui parsèment les nouvelles de ce recueil dans lequel existe une certaine forme de courage mais aussi d'abnégation. Ce n'est pourtant pas un récit sur la guerre ou les méfaits de celle-ci; le conflit sert de toile de fond au quotidien et en privilégiant cette vision des choses, l'auteur permet au lecteur de pénétrer facilement cet instantané qu'elle dépeint, ces fragments de la vie de tous les jours, qu'ils se passent ou non pendant la guerre. Les petites aventures succèdent aux anecdotes, les personnages se croisent ou se décroisent, une toile se tisse peu à peu, ouvrant les portes d'un univers proche par les gestes identiques que nous pouvons nous-aussi accomplir, éloigné dans la mesure où existe une distance entre le fait et le contexte, que la prise de conscience de cet état de fait permet de réaliser à quel point Alma Lazarevska glisse de l'empathie dans ce recul dont elle fait preuve.
Il y a par exemple la mention d'un magasin de fruits et légumes situé en face d'un hôpital et dans lequel on ne trouve jamais de fruits de saison. La narratrice, désolée de la chose, passe un jour devant l'échoppe avec des caisses de fruits savoureux achetés ailleurs. La marchande " a regardé mes caisses et mon visage, comme si j'étais son ennemie pour des raisons qu'elle établirait plus tard". Dans cette phrase en apparence anodine se déroule tout un processus de rejet, voire de haine, pour des raisons subjectives qui peuvent conduire au pire; un drame sourd au creux de pommes et de poires, avec les conséquences que l'on peut imaginer, symbole du déchirement de toute une nation.
Car la guerre, absente du premier plan, occupe toutefois une grande partie de ces scènes du quotidien dans la mesure où il est impossible d'en sortir indemne, inimaginable de vivre comme si de rien n'était et pourtant, beaucoup s'y sont essayé, faisant naître quelques sourires étonnés devant tel ou tel événement, devant une résignation lucide qui s'apparente à une forme de sagesse. La violence se trouve là aussi, pas uniquement dans les bombes qu'on balance sur des civils, mais dans cette résistance de survie qu'on organise au fond de soi parce qu'il n'existe pas d'autre choix et la vie s'en va ainsi.
Alma Lazarevska n'a pas son pareil pour traduire cette révolte et cette impuissance à travers la douceur d'un quotidien qu'elle rend accessible et dans lequel se plonger peut se révéler dangereux mais aussi bienfaisant.

Sahkti - Genève - 50 ans - 11 décembre 2009