Darwin et les grandes énigmes de la vie
de Stephen Jay Gould

critiqué par Mallollo, le 12 novembre 2009
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Gould explique Darwin... et plus si affinités!
"Darwin et les grandes énigmes de la vie", c'est le bout de la ficelle de cette chère Ariane: une fois qu'on a tiré dessus, on ne peut pas s'empêcher de défaire toute la bobine. Par "défaire la bobine", entendez "lire l'ensemble des recueils de chroniques de S.J. Gould", dont ce volume est le premier.

Une explication s'impose: Stephen Jay Gould, paléontologue de formation, a commencé début des années '70 à écrire des chroniques dans le Natural History Magazine, devenant par la même occasion le plus grand vulgarisateur des théories et mécanismes de l'évolution. Sa recette? Gould abat toutes les frontières: sciences, histoire, littérature, sport,... et utilise les exemples les plus quotidiens ou au contraire les bizarreries les plus incongrues pour illustrer au mieux ce qui pourrait paraitre rébarbatif ou incompréhensible.

Voilà le fil conducteur de son œuvre de vulgarisation toute entière. Pour être plus précise, voilà de quoi il est question dans ce premier volume...

I. Darwin: sa vie, son oeuvre
La théorie de l'évolution de Darwin, tout le monde connait bien sûr! Tout le monde connait l'histoire du Beagle, la sélection naturelle grâce à la survie du plus apte. Enfin, on croit connaitre... parce que la théorie mise au point par Darwin a souffert en 150 ans de pas mal d'incompréhensions, et Gould remet les choses au point, en réinsérant la pensée de Darwin dans son temps, et en expliquant la crainte de Darwin de parler d'"évolution", une évolution qui impliquerait dans le sens commun une notion de progrès, supériorité, contraire à sa théorie...

II. L'homme est un (bébé?) singe comme les autres
Il était déjà compliqué de faire admettre une évolution purement matérialiste, sans but transcendantal, mais c'était sans compter qu'il faudrait l'appliquer à l'homme! L'homme, un animal comme les autres, soumis lui aussi aux lois aléatoires de la sélection naturelle pour évoluer? Évoluer comment d'ailleurs? On a tous eu un prof de bio qui comparait l'embryon humain à un poisson, sous-entendant qu'au cours de son développement embryonnaire, l'homme repassait par tous les stades évolutifs de ses ancêtres, en accéléré (c'est la théorie de la récapitulation). Et si c'était l'inverse? Si au lieu d'avoir accéléré son développement, l'homme l'avait ralenti? L'homme (adulte) serait alors en quelque sortes un "singe" à l'état fœtal, et la raison de ce ralentissement serait de pouvoir laisser la chance au cerveau humain, plus gros relativement que les autres primates, de se développer après être passé par le bassin de maman... De préma en préma, la sélection naturelle aurait joué un rôle un peu... spécial, disons

III. Bizarre, vous avez dit bizarre?
L'élan irlandais aux bois monumentaux (qui a pourtant disparu de la surface de la terre), les mouches qui se reproduisent en "poupées russes" quand la nourriture est suffisante, les bambous et les cigales qui se reproduisent à cycle régulier (tous les 120 ans pour les bambous, tous les 13 ou 17 ans pour les cigales),... voilà qui est très étrange. Mais quand on y regarde de plus près, et qu'on cherche à appliquer les lois évolutionnistes à leurs stratégies de reproduction, c'est déjà plus clair. Les bois des élans? Stratégie de "drague" et dominance, qui favorise la reproduction des lignées aux bois imposants, stratégie de masse pour le bambou et les cigales (se reproduire rarement et de façon synchronisée et massive, pour que toute la descendance ne soit pas tuée par les prédateurs), etc. De chapitre en chapitre, on se prend au jeu et on essaie de trouver LA stratégie mise en place par l'animal en question... qui a dit que la bio, c'était chiant?

IV. Les origines de l'évolution
Il est possible de classer les êtres vivants de plusieurs manières, mais le plus souvent on distingue 5 règnes, ce qui fait une sacré diversité... mais d'où est venue cette diversité? Comment tout a commencé? Tout ça, c'est grâce à la reproduction sexuée, qui a permis de transmettre des caractéristiques différents à sa descendance. Et puis il y a l'explosion du cambrien, ère de la diversité des êtres vivants. Comment expliquer cette "soudaine apparition" de la diversité? Un nouveau prédateur herbivore, dont on a perdu la trace, qui aurait permis de "labourer" le champ et de diminuer le monopole des algues bleues, omniprésentes jusque-là, laissant la place à d'autres formes de vie? Tout en gardant à l'œil que cette notion d'"explosion" du cambrien est probablement faussée.

V. Catastrophes ou continuité?
Si on parle d'explosion du cambrien, d'extinction du permien, on se dit que l'évolution de la vie a été une suite d'événement énormes, rapides, qui ont changé le cours de la vie. Bon, ça, c'est l'école catastrophiste, parce que pour d'autres, le changement a toujours été lent et continu. Et si la tectonique des plaques, seulement "découverte" dans les années '60 (et aujourd'hui largement approuvée) pouvait donner un éclairage nouveau sur les "catastrophes" qui ont tout fait basculer? Si ces catastrophes étaient en réalité dues à un changement graduel et continu, au mouvement tectonique de la Terre?

VI. La taille et la forme.
Les enfants ont toujours raison. Si à la question "Est-ce qu'un chien peut être aussi gros qu'un éléphant?", un enfant répond "Non, parce que sinon ce serai un éléphant, pas un chien", il a encore raison! En biologie comme en architecture, la forme n'est jamais un hasard, et c'est en grande partie de la taille qu'elle dépend, à cause de la surface. En résumé, quand on augmente la taille d'un "objet", sa surface augmente moins vite que son volume... quelques aménagement sont donc nécessaire. Causons architecture: les transepts de cathédrales permettent d'avoir une plus grande surface de murs, que l'on peut percer de fenêtres pour y voir clair, alors qu'une petite église n'a pas besoin de cet artifice pour être éclairée. C'est pareil pour les poumons alvéolés ou les nombreux replis des intestins, tout est une question de surface. On peut voir l'application de cette relation partout dans son quotidien, alors bon amusement!

VII. Évolution et société: comment tout et son contraire peuvent justifier le racisme et le déterminisme social, ou justement l'inverse.
Depuis toujours, les théories scientifiques ont été utilisées à des fins politiques. Elle a bon dos la science! De deux théories opposées (la récapitulation et la néoténie, dont Gould parle en partie II.), on peut tirer les mêmes conclusions: l'homme blanc, caucasien, est plus évolué que l'homme africain, par exemple, ou que la femme. Le délinquant serait un homme qui n'a pas assez évolué, la preuve: ses sourcils bas et marqués. On ajouterais qu'il grogne dans sa barbe qu'on n'aurait pas un meilleur portrait.
La société a évolué, mais souvent en tâtonnant et en se raccrochant aux théories en cours, et le déterminisme biologique est un bon exemple. Si un délinquant est un homme "mal évolué", ce n'est pas de sa faute, il ne devrait pas être puni mais mis à l'écart de la société. Et hop, l'homme met son grain de sel dans la sélection "naturelle".

VIII. Nature et culture
On se le demande encore et toujours: l'homme est-il un animal comme les autres? On a envie de se dire non, mais cette différence, ce petit "plus" humain, ses comportement sociaux sont-ils contrôlés génétiquement (donc hérités de la sélection naturelle animale) ou issus d'acquis culturels? En d'autres termes, est-on grincheux par nature (simplifions: "heureux propriétaires du gène grincheux") ou décidons-nous de développer le gène "grincheux" plutôt que celui "bonne humeur constante"? L'homosexualité a-t-elle un sens dans un contexte de sélection naturelle? (puisque jusqu'il y a peu, la personne homosexuelle ne pouvait se reproduire et donc transmettre le gène "homosexuel", comment se fait-il que les homosexuels n'aient pas encore disparu de la surface de la terre?).

Tout ça pour dire que de tout temps, toutes les disciplines et tous les aspects de la société ont "utilisé" l'évolution et la sélection naturelle pour tenter d'expliquer, d'argumenter leurs points de vue à partir de fait scientifiques, utilisés avec plus ou moins de bonne foi. L'évolution fait partie intégrante de notre quotidien, et c'est pour ça qu'il est si passionnant de s'y intéresser!
Darwin et après 8 étoiles

De 1974 à sa mort en 2002 Stephen Jay Gould tenait une rubrique dans le prestigieux magazine "Natural History". Aussi, lorsqu'en 1977 un éditeur le contacte, s'étonnant qu'un scientifique d'un tel calibre et d'une telle portée envers le grand public n'ait jamais publié de livre, c'est tout naturellement que Gould pense à compiler certains de ses articles, les rassemblant en un essai qui sera une fenêtre ouverte sur l'un de ses domaines de prédilection : la biologie évolutionniste.

Simplement divisé, "Darwin et les grandes énigmes de la vie" va du particulier au général; rendant un sujet vaste et complexe accessible et ludique.

Il nous parle d'abord de l'homme Charles Darwin, pourquoi, par exemple il a attendu plus de 40 ans pour publier ses travaux. Il s'attarde ensuite sur sa théorie en elle-même, pourquoi elle est, dans la version qu'il proposa -lui qui n'a jamais parlé d'évolution, rappelons-le, mais de "descendance avec modifications"...- toujours rejetée ou controversée dans certains milieux alors que d'autres théories semblables étaient plus ou moins acceptées, même par les religieux. Il enfonce, à ce propos, le clou en l'illustrant par des exemples surprenants, parfois bizarres, de l'embryon humain aux bois de l'élan irlandais en passant par la reproduction de certains insectes ou de bambous qui ne fleurissent que tout les 120 ans, faits qui sont complètement incompréhensibles et idiots d'un point de vue créationniste mais que l'évolution explique sans chercher midi à quatorze heures. Il en profite pour replacer la vie dans le temps -abordant les questions qui entourent le Cambrien- et l'espace -s'attachant à l'impact de la dérive des continents. Enfin, il termine l'ouvrage en exposant les dérives parfois néfastes que cette théorie traine dans son histoire; de la criminologie d'un Cesare Lombroso au racisme, en passant par la sociobiologie, champ d'étude éclairant, alors bourgeonnant, mais parfois glissant comme l'est la vision teintée de déterminisme que certains chercheurs se font de l'homme et que Gould dénonce fermement ( "Sociobiologie" d'Edward O. Wilson fut publié deux ans auparavant; la théorie des grands singes tueurs -"killer apes"- de Robert Ardrey est alors, bien que contestée dans les milieux savants, très populaire auprès du grand public ).

Certains articles sont plus passionnants que d'autres, déséquilibre inévitable à ce genre de compilation, mais l'ensemble, intelligent, très bien écrit, reste une lecture divertissante qui ne manque pourtant pas de pertinence. Mon premier Stephen Jay Gould, et certainement pas le dernier !

Oburoni - Waltham Cross - 41 ans - 18 juin 2010