Ante Ciliga avait trouvé autrefois dans sa description de la Russie stalinienne, l'expression de « pays du mensonge déconcertant ». D'une certaine façon, la manière dont le viol est souvent nié, est tout aussi déconcertante.
D'ailleurs, y a-t-il rien de plus odieux que le viol, et que la dissimulation qui en est faite sous divers prétextes ? Danièle Sallenave, en bonne observatrice des mœurs contemporaines, essaie de démêler ce qui se cache là-dessous. La narratrice, qui a suivi le procès et la condamnation d'un violeur, écrit à sa femme pour lui proposer un projet de livre : elle lui propose de l'interviewer, et ce sont ces entretiens oraux, ainsi que quelques lettres, qui constituent le bref roman Viol. C'est donc une sorte de roman-vérité, comme on disait autrefois cinéma-vérité. Dans cette région du Nord, où la crise économique est omniprésente en arrière-plan, Madeleine a épousé tardivement (quarante-deux ans) un ancien légionnaire (le passé colonial de la France est ainsi également en filigrane), avec qui elle a vécu quelques années heureuses. Elle avait déjà deux garçons d'un premier lit, et a eu une fille avec lui, qui de son côté était père d'une fille. Leur vie est simple et tranquille, jusqu'au jour où ça dérape : l'ancien légionnaire, las d'une femme vieillissante, a des relations sexuelles avec sa très jeune belle-fille et avec sa propre fille. Inceste donc, et viol, car une très jeune fille accepte-t-elle de tels rapports de gaieté de cœur ? Et Madeleine, qui s'en est rendue compte, se tait, longtemps... Elle aussi, est à sa façon, victime. Car elle trouve des excuses à son mari. Elle continue à l'aimer, malgré tout, et a du mal à mettre les mots pour dire ce qui s'est passé. Il faut toute la sagacité respectueuse de la narratrice, pour lui faire accoucher de la vérité, trop longtemps masquée, et à vrai dire, indicible. Madeleine est un personnage douloureux, qui est dans le refus de ce qui se passe sous ses yeux (aussi parce qu'elle n'a pas de vocabulaire pour exprimer ses impressions), bien qu'elle ne soit pas dupe, on le sent. Mais le monde dans lequel elle vit manque de repères : "Ah, madame, on est des petits ! On est sans défense, nous autres !" C'est tout juste si elle ne pense pas que pour un homme, c'est normal de se satisfaire ainsi (rappelons-nous le "troussage de domestique", à propos de DSK, de l'inénarrable Jean-François Kahn – il vient de publier un Menteurs ! à propos des hommes politiques, s'est-il un jour contemplé dans un miroir ?). Mais les arguments de Madeleine ne tiennent pas, elle se voile la face. C'est tragique, car elle pressent aussi que le monde n'est pas tendre avec ceux de sa classe : "Et il y a trop d'injustices. – Quelles injustices ? – Que certains en aient tellement, et que nous, on ait rien, juste de quoi rester dans notre petit coin et ne pas crever. Et encore."
Cyclo - Bordeaux - 79 ans - 28 mars 2012 |