Les Fausses Mesures
de Joseph Roth

critiqué par Jlc, le 22 septembre 2009
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Histoire d’un homme sous influence
Le temps a fait son tri et Joseph Roth est définitivement sorti du purgatoire littéraire où va tout écrivain après sa mort. Voilà qui nous permet de découvrir certains de ses livres au tirage épuisé. La jeune maison d’édition Sillage a eu raison de faire reparaître « Les fausses mesures » qui est un roman très représentatif du talent de cet écrivain même s’il n’a pas la densité, la puissance, l’épaisseur, l’envergure de son chef d’œuvre « La marche de Radetzky »
Le héros, Anselm Eibenschütz, était très heureux dans l’armée où vivre est si facile puisqu’il suffit d’obéir. Mais craignant une retraite solitaire, il a fait comme ses collègues qui « avaient pris femme par erreur, par solitude, par amour, qui sait ? » en épousant la jolie mais insignifiante puis indifférente Régina. Peu après, elle le contraint pourtant à quitter l’armée pour prendre un emploi réservé de vérificateur des poids et mesures dans un district perdu à la frontière de l’Autriche-Hongrie et de la Russie, là où « l’hiver est une tempête silencieuse ». Il y est accueilli avec suspicion et méfiance tant les habitants sont corrupteurs et corrompus « ou les deux à la fois » et trichent sur les outils de leur commerce. D’autant que le nouveau contrôleur accomplit sa mission avec ses qualités de militaire, scrupuleux, rigoureux, sévère. Si sa vie est bien rangée, son comportement mesuré, il n’en garde pas moins la profonde nostalgie d’avoir quitté l’armée et il va de plus en plus voir en sa femme la cause de son chagrin et de sa solitude. « Plus il la contemplait, plus il se sentait seul ». Un matin, « un matin fané », il comprit qu’il ne l’aimait plus. De plus une lettre anonyme lui apprend son infortune et sous le coup de l’émotion, cet homme si convenable se rend de nuit dans l’auberge frontalière, repaire de bandits et de déserteurs russes passant en Autriche-Hongrie quand ce n’est pas l’inverse. Son tenancier est un malin qui ne s’est jamais fait pincer par Eibenschütz et qui perçoit vite le trouble de ce surprenant client. Il est vrai que pour lui « tout être humain a un point faible mais aussi une prédestination pour le crime. Ceux qui menaient une vie honnête étaient des hypocrites ». Pour mieux exploiter la situation il fait venir sa compagne, Euphémia, à la table de Monsieur le Vérificateur C’est pour le très sérieux contrôleur un miracle qui ressemble vite au péché. L’été sera la saison de sa passion, incompatible avec son austère vie d’avant. L’automne sera la saison du désordre et du vide.
Ce roman qui est peut-être un conte – il commence en effet par le traditionnel « Il était une fois »- est très ingénieusement construit et Joseph Roth sait habilement jouer des ressorts romanesques pour nous intriguer d’abord, nous captiver ensuite. On y retrouve les thèmes majeurs de son œuvre : la perte de repères, des identités et des racines, la déchéance et la solitude. Tout ce qui a structuré la vie du contrôleur, l’obéissance, l’ordre, le devoir sont totalement chamboulés par « le léger tintement des anneaux dorés d’Euphémia ». Joseph Roth sait très bien raconter ce passage qui fait d’un fonctionnaire zélé un employé négligent, d’un mari fidèle par loyauté la victime de son désordre amoureux. Le contrôleur est en fait un homme sous influence, de l’armée d’abord, de sa femme ensuite, de son amour et de l’alcool enfin. Sur ce point il n’est pas sans rappeler un autre personnage de Roth dans « La fuite sans fin ».Et avec beaucoup de subtilité, l’auteur lie ce chaos intérieur à un autre plus global quand un brusque changement de climat cause une épidémie qui bouleverse l’organisation d’un Etat moins omnipotent qu’omniprésent. Ce double anéantissement provoque la déchéance qui est ici remarquablement restituée et progresse comme un cancer inéluctable. Perte des repères, déchéance conduisent à la solitude et à l’alcoolisme qui n’est qu’un refuge pour se sentir moins seul et « fuir sa propre souffrance ». Roth, trop malheureux d’avoir fui les persécutions nazies et ainsi perdu son pays, mourra lui aussi de cette maladie.
Roth semble penser que la passion est cause de bien des désordres. Oui peut-être, mais que serait une vie sans passion ? A chaque lecteur de ce beau roman (ou de ce conte ?) d’avoir sa propre réponse.
Das falsche Gewicht 7 étoiles

Ancien militaire reconverti dans la vérification des Poids et Mesures de l’Empire, Eibenschütz s’installe à Zlotogrod en Galicie où le sport national est de commercer avec des Poids et Mesures faux.

Notre ancien militaire respectueux du droit jusqu’à la rigidité, exerce avec zèle son métier et se fait craindre voire haïr par tous ceux qu’il contrôle.

Mal marié, pour faire comme il faut, il perd tous ses repères quand il quitte la vie bien rangée et millimétrée de militaire. Son seul salut ? Le respect de la règle et le devoir qu’il se fixe comme chef de famille.

Mais un jour c’est une passion qui s’anime et qui croît lorsqu’il croise la compagne d’un contrebandier, tavernier de son état, jouant de tous les trafics qui permet la position géographique frontalière de deux empires gigantesques, l’autrichien et le russe.

Peu à peu Eibenschütz se perd et s’ignore en s’engageant dans cette passion où de censeur il enfile la panoplie d’acteur.

Des pages dures sur le mépris de cet homme pour sa femme qui l’ayant trompé portera le batard qu’une maladie emportera.

Une écriture classique et pointue, celle des auteurs d’Europe centrale du XIXème siècle comme Schnitzler.

C’est en se perdant qu’Eibenschütz se découvre et se trouve finalement, dans un tourment qui lui sera fatal et où les poids et mesures sont invariablement faux car ils ne sont vrais qu’à l’aune de ceux qui déterminent pour eux-mêmes à quoi et comment ils servent.

Monito - - 52 ans - 2 novembre 2009