Journal 1887-1910
de Jules Renard

critiqué par Jlc, le 30 mai 2009
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Un éphémère qui dure
Quoi de plus éphémère qu’un journal, obsolète le jour qui suit ? Mais quoi de plus durable qu’un journal d’écrivain qui, au-delà du fait quotidien nous apporte un plaisir, nous offre une leçon, nous enrichit d’une réflexion, nous révèle un sentiment. Certains ont continué à se cacher derrière de pseudo journaux, tel François Mauriac qui appela journal des recueils d’articles, excellents certes mais déjà publiés dans la presse.
Jules Renard n’est pas de ceux là. A la lecture de son journal, qui est un chef d’œuvre de la littérature française, il ne nous apparaît jamais comme un auteur impudique qui y livrerait tout ce qu’il ne peut dire ailleurs, émerveillé qu’il serait de son ego. Bien au contraire, nous découvrons un homme qui doute, qui se replie souvent sur lui-même. Ce n’est pas un romantique, un habitué d’envolées lyriques et il a souvent la dent dure des désabusés. Son style est celui d’un bourgeois de la fin du dix-neuvième siècle, économe et lucide, elliptique et réducteur, ironique et sans illusion. Cette écriture quasi quotidienne mêle tout à la fois « choses vues » et réflexions. Homme de son temps et dans son temps, il connaît le « Tout-paris » qui compte, de Claudel aux Guitry, père et fils, de Tristan Bernard à Toulouse Lautrec ou Jean Jaurès. Il nous emmène avec lui dans ses rencontres, ses amitiés, sa vie dans ce Paris si brillant qui ne l’éblouit cependant jamais. Il sait prendre ses distances et c’est ce qui donne à son journal, outre l’intérêt du document, cette profondeur qui distingue le simple reportage de l’œuvre d’art. Ce journal a été voulu comme tel et non comme un ramassis de notes destinées à être exploitées plus tard et ailleurs.
Ce qui est le plus fascinant relève néanmoins de l’intime. Renard est un pessimiste, profondément marqué par sa famille, une mère, Madame Lepic, si peu aimante, un père qui se suicide. Et sur tout ce journal, rode la mort. Jules Renard meurt à quarante six ans, le 22 mai 1910 et les derniers mots du journal, datés du 6 avril, sont poignants de simplicité : « …comme quand j’étais Poil de Carotte ». La boucle est bouclée, la mort s’approche inexorablement d’un homme qui retrouve l’enfance.

Ce livre magnifique qui m’accompagne depuis quinze ans, sorte de bréviaire laïque et républicain, peut être lu aussi comme une composition de maximes, de vérités, de bons mots. Et s’il ne faut surtout pas le réduire à ça, je ne résiste pas, néanmoins et au hasard du feuilletage le plus récent, au plaisir d’en citer quelques uns :
« Humour, la propreté morale et quotidienne de l’esprit. »
« Ce sont les belles descriptions qui m’ont donné le goût des descriptions en trois mots. »
« La neige sur l’eau : le silence sur le silence. »
« Une pluie mêlée de gouttes de piano. »
« Paris. Beauté du Luxembourg. Toutes ces femmes assises ont au cœur quelque chose d’agréable : un souvenir, une attente. »
« L’ironie doit faire court, la sincérité peut s’étendre. »
« Comme votre visage se referme quand je vous parle de moi. »
« Les mots : la monnaie d’une phrase. Il ne faut pas que ça encombre. On a toujours trop de monnaie. »
« Très attaqué, Dieu se défende par le mépris, en ne répondant rien. »
« Que Dieu soit incompréhensible, est-ce donc la plus forte raison pour qu’il existe ? »
« Il faut économiser son cœur pour fortifier son jugement. »
« Le bonheur c’est de le chercher. »
« Si la chasteté n’est pas une vertu, c’est une force. »
« Oui, je m’ennuie mais l’ennui ne fait pas mal comme tel autre sentiment : colère, orgueil, désir. »
« Il faut savoir s’embêter pour que la vie n’apparaisse pas trop courte. »
« La vie, je la comprends de moins en moins et je l’aime de plus en plus. »
« Jaurès cet homme merveilleux ne cache aucune tendresse. Est-ce une force de plus ou une lacune ? »
« Il y a des moments où tout réussit. Il ne faut pas s’effrayer : ça passe. »
« Le danger du succès c’est qu’il nous fait oublier l’effroyable injustice du monde. »
« Quand un homme a prouvé qu’il a du talent, il lui reste à s’en servir. »
« La vanité est le sel de la vie. »
« Quelque chose de plus déplaisant que l’arrivisme, c’est l’étalage de la modestie. »
« Une fenêtre sur la rue vaut un théâtre. »
« L’amour qui n’a qu’un petit coin dans la vie tient toute la place au théâtre »
« Je n’ai jamais cru aux amis et j’ai toujours bêtement compté sur eux. ».
« Travailler à n’importe quoi, c'est-à-dire faire de la critique. »
« On ferait d’assez bonnes critiques si on ne se préoccupait pas toujours de dire plus de bien qu’on en pense, ou plus de mal. »
Et pour finir la superbe déclaration d’amour de ce pessimiste, d’ailleurs au fronton de CL : « Quand je pense à tous les livres qu’il me reste encore à lire, j’ai la certitude d’être encore heureux. »

Et vous en trouverez encore mille et mille autres.
Le journal de Jules Renard en notre époque effarée et effarante 9 étoiles

moraliste sans moraline

«Je ne m'embête nulle part, car je trouve que, s'embêter, c'est s'insulter soi-même.»
[ Jules Renard ]
J'ai commencé à lire le fameux journal de Jules Renard. Si on y trouve un esprit affûté et critique sur tous les sujets touchant à la vie culturelle, à la littérature, à la philosophie, cela engendre un certain malaise dés qu'il parle de sa vie domestique et surtout de sa vie familiale. Jules Renard reste "Poil de Carotte", il appelle sa mère "Madame Lepic" et lui voue une haine sans bornes qui ressemble souvent à une grande passion amoureuse dévorante. Il en fait des cauchemars terrifiants et scandaleux qu'il expose dans ses notes. De plus, Jules Renard parlant de ses domestiques et de la vie quotidienne de sa maison familiale est détestable. C'est un bourgeois propriétaire qui se met en fureur, une fureur noire, dés que ses serviteurs ont l'audace d'aborder la question d'une augmentation, qui les traite avec un mépris très antipathique. Pourtant il se dit républicain, voire socialiste, écrivant une nouvelle pour le premier numéro de l'"Humanité", "la vieille". On m'objectera peut-être que c'est propre à tout le monde, que chaque esprit a sa dialectique interne. Cela dit, ça n'enlève rien à son talent ni à son style car il en a un, puissant et incisif. J'aime beaucoup le récit de la soirée chez Sarah Bernhardtqui ne craint pas le ridicule visiblement, la grande actrice jouant les reines d'Egypte de pacotille, allongée sur une peau d'ours. Les invités ont la trouille de ses animaux de compagnie, deux pumas très affectueux avec les hommes de poids présents tout comme deux énormes dogues aux pieds de leur hôtesse. Il est parfois injuste avec certains auteurs comme Oscar Wilde, pointant parfaitement à d'autres endroits les faiblesses de l'un ou de l'autre, comme la propension à l'insulte de Léon Bloy ou d'autres quand ils se laissent aller à la facilité. Il admire Barbey d'Aurevilly et contrairement à ses contemporains qui portent Zola aux nues, il trouve ce dernier beaucoup trop moralisateur finalement ; là-dessus je le rejoins. Ce qui est curieux, c'est qu'on le classe un peu vite parmi les écrivains naturalistes, réalistes et un rien secs alors qu'il est finalement noir et presque gothique, révolté et romantique. Ce bourgeois positiviste a de temps à autres des fulgurances anarchistes, des envies d'envoyer tout promener, femme, enfants et propriétés pour les beaux yeux d'une "grisette" cr



Jules Renard est surtout connu actuellement pour « Poil de Carotte », classique scolaire de la littérature enfantine et adolescente, un peu comme l'est « l’Écume des jours » de Vian, livre largement sous estimé au fond, là encore tout comme le livre sus-cité, qui montre encore une fois que les grands écrivains sont ceux qui cultivent leur part d'enfance, qui ne s'en remettent pas, fût-elle sombre car « Poil de Carotte » n'est pas exactement un livre lumineux, par instants il cultive une noirceur que l'on n'associe pas habituellement à l'enfance.

Boris Vian mérite mieux que cette réputation d'autre « amélipoulinesque », Jules Renard que son aura d'auteur pour gosses mal dans leurs peaux....



A peine parfois certains, de plus en plus rares, qui veulent se donner un genre à la fois anti-conformiste et cultivé citent-ils son journal, qu'ils n'ont pas lu, comme source d'inspiration de leurs saillies qu'ils espèrent drolatiques et ironiques, et qui ne sont qu'amertume ou railleries au ras du sol, ou dérision calculée, ceux l'ayant réellement lu, et compris, étant rarissimes bien entendu.

Il faut dire que la dérision et l'ironie sont largement incompréhensibles pour notre époque intellectuellement saumâtre, empêtrée dans ses désirs d'image bien nette et bien définie.

De 1887 à 1910, Jules Renard a donc écrit son journal, il l'a fait non pour montrer de lui au public une image flatteuse et complaisante, livrer de grandes pensées pompeuses et pontifiantes qui caressent le lecteur complice qui se sent alors élevé à la cime des grands penseurs, des belles âmes, non plus pour se statufier lui-même de son vivant ou se livre à une « extimité » indécente et narcissique, inspirant surtout dégoûtation et envie de rire.


Il l'a écrit chaque jour pour simplement décrire dans toute sa nudité ses faiblesses de pauvre être humain doté cependant d'un don pour l'observation et d'un autre pour l'écriture largement supérieurs à ceux de bien des tâcherons actuels, et celles de ses contemporains.



Dans son journal l'écrivain évoque la vie littéraire, culturelle et politique de son temps, qui par ses médiocrités ressemble beaucoup au nôtre, son travail d'écriture, son rôle de père, où il constate bien souvent qu'il ne fait pas mieux que « monsieur Lepic », de maître de maison dans un petit domaine rural, sa charge de maire de Chitry, son village natal, ses considérations sur les hypocrites de tout genre, constatant entre autres que ce qui domine chez les donneurs de leçons de tout camp idéologique ou religieux « c'est la quête » ainsi qu'il l'écrit, point d'orgue de leurs péroraisons selon lui et l'auteur de ces lignes, et leur goût du pouvoir, fut-ce sur un petit village.

A ses auteurs comme Jules Renard moralistes, mais pas moralisateurs, caustiques mais jamais cruels, l'époque actuelle a cru pouvoir opposer la réponse selon elle ultime qui est de refuser toute hiérarchie des goûts et des couleurs, des arts et des passe-temps futiles, des romans d'écrivaillons et des œuvres impérissables, des versificateurs de mirliton et des poètes qui élèvent le lecteur. Bref, le moraliste, le caustique, le cynique n'est rien qu'un prétentieux, pour lequel on ressent de la pitié car on suppose qu'il n'aime personne à être aussi peu positif sur les êtres humains forcément remarquables qui l'entourent.

Et puis de quoi se mêlent-ils à la fin ses écrivains ?

Si leurs congénères ont envie de se vautrer dans leur sottise, qui sont-ils pour les empêcher toute « envie » étant considérée en nos temps de progrès effarés et effarants comme légitime ?

Un extrait du "Journal" d'actualité concernant les littérateurs dits "engagés",

Avant ces propos, Renard constate que s'il avait serré la main des domestiques présents à ce dîner qui lui inspire ces phrases, les esprits de progrès présents lui auraient ri au nez.

26 Janvier 1897

"Sommes nous des artistes ou des professeurs d'économie politique ? [...] Mais celui qui a faim il souffre, vole et tue, mais ne fait pas de phrases.[...| Vous vous foutez bien des ouvriers ! Les députés ne nous donnent que des paroles et nous, si vous demandez du pain et l'argent, nous vous donnons des articles, mais c'est vous qui en touchez le prix".

AmauryWatremez - Evreux - 55 ans - 30 avril 2013


Ce livre est comme un ami 10 étoiles

Il y a quelques années, je suis parti en voyage pour 6 mois. Aimant voyager le plus léger possible et devant trimballer pas mal de matériel de montagne, je n'imaginais pour autant pas pouvoir partir sans un livre. Je me suis alors posé la question que certains formulent de la façon suivante "s'il n'en restait qu'un seul, quel serait le livre que tu emmenerais sur une île déserte ?" En interrogeant autour de moi, j'ai eu quelques pistes du genre la Bible ou un recueil de poésie, mais bien que pouvant être lus et relus, ces ouvrages ne me disaient trop rien. Trop éloignés de moi. C'est alors que mon père me parla du journal de Jules Renard. Pourquoi ? "Tu verras" me dit-il comme seul argument.

J'ai donc eu pour principal compagnon de lecture ce merveilleux journal. Pendant 6 mois. Je n'ai jamais regretté d'avoir suivi le conseil de mon père et j'ai relu certains passages de ce livre plus de cinq ou six fois, à chaque fois avec autant de plaisir.

Comme tout journal, celui-ci fait état du quotidien de l'auteur; de ses humeurs, de ses opinions les plus intimes (mais ici toujours avec beaucoup de pudeur), de ses rencontres, bref, de tout ce qui peut remplir une vie. Rien de bien original me direz vous ? Et bien si, justement ! Jules Renard écrit avant tout divinement bien et a le chic pour rendre passionnant le moindre évenement de sa vie. On sourit, on s'instruit sur son époque, on s'émerveille devant certaines tournures d'esprit ou de phrases et on se dit à chaque page que tout ceci à beau avoir plus de cent ans, rien n'est pour autant périmé. Comme l'a si bien dit Jlc dans le titre de sa critique : "un éphémere qui dure".

Un très grand livre, qui restera à jamais mon compagnon de voyage.

Gnome - Paris - 53 ans - 8 décembre 2010