Retrouvailles
de Anne Enright

critiqué par Bluewitch, le 14 mai 2009
(Charleroi - 45 ans)


La note:  étoiles
Un sombre Booker Prize
C’est parce que son frère se jette dans la mer que Veronica se met à chercher, à écrire l’histoire d’une famille nombreuse, la sienne. Liam, dont elle était si proche et en fin de compte si éloignée, sa dizaine d’autres frères et sœurs, sa mère à la mémoire troublée, sa grand-mère aux amours troublés, cet étrange Lamb Nugent.

Elle écrit les souffrances, les doutes et le chaos que l’amour a installé là ; l’alcoolisme, la haine, les relations tangentes, les identités maladroitement construites ; elle écrit sa douleur, son instabilité, ses nostalgies, ses trahisons et celles qu’elle a subies, les souvenirs trop flous, les souvenirs trop précis.

Peut-être faudra-t-il réinventer un peu tout ça pour avancer, sortir du désordre et se recréer, dans une histoire familiale dont on ne peut se débarrasser. Quitter, ne fut-ce qu’un instant, la voie tracée du désastre.

"Retrouvailles" (The Gathering), distingué par le Booker Prize en 2007, est un roman qu’on traverse comme une couche épaisse, contre lequel on avance comme un jour de grand vent. Il laisse (trop) peu de temps de respiration et s’écrit comme un essoufflement, fébrile et douloureux.

Le style est efficace, aigu, rude, laissant difficilement place à la tendresse (pourtant là, nichée entres les cris et les coups de rage, entre les désespoirs nocturnes et les envies frustrées) mais brillant, trop lucide presque.

Quand il y a trop de secrets, trop d’erreurs, trop de faux pas, trop d’absences, de mensonges, d’inadéquation et de morts, le chemin qui les relie est abrupt.

Anne Enright est une auteure dure, elle coupe, modèle ses mots avec une forme de brutalité, un sens primitif de l’émotionnel.

A lire un jour de beau temps.
A l'irlandaise 10 étoiles

On ne peut pas attaquer les morts en diffamation, me semble-t-il, on ne peut que les consoler. Petits arrangements avec les morts.. Les morts d’une famille irlandaise de 12 enfants- et sept fausses couches . Un père qui distribue les torgnoles au hasard. Et une mère avec « des trous dans la tête »

Il y a des jours où je ne me souviens pas de ma mère. Je regarde sa photo et la voilà qui m’échappe. Ou bien je la vois un dimanche , après le déjeuner, nous passons un bon après-midi, et quand je pars je découvre qu’elle a filtré à travers moi comme de l’eau.
« Au revoir, dit-elle, en s’effaçant déjà. Au revoir ma petite chérie. »
Et elle lève son vieux visage à la peau douce, dans l’attente d’un baiser. Cela me met dans une telle colère. La façon, dès que je tourne les talons, dont elle semble disparaître. Et puis quand je regarde, je ne vois que les contours. Je crois que je la croiserais dans la rue sans m’arrêter, si jamais elle achetait un autre manteau. Si ma mère commettait un crime, il n’y aurait pas de témoins- elle est l’oubli en personne.
« Où est mon porte-monnaie? avait-elle coutume de demander quand nous étions enfants- ou bien c’était ses clés, ou ses lunettes; Quelqu’un a vu mon porte-monnaie? » elle devenait ,au cours de ces quelques secondes, presque présente, tandis qu’elle passait de l’entrée au salon, puis à la cuisine et retour. Déjà à cette époque nous ne posions pas nos yeux sur elle mais partout ailleurs: elle était une agitation dans notre dos , une sorte de culpabilité collective , pendant que nous recherchions dans la pièce, conscients que notre regard glisserait sur le porte-monnaie, qui était marron et rebondi, même si de toute évidence, il était sous notre nez.
Puis Béa le trouverait. Il y a toujours un enfant qui sait non seulement regarder, mais aussi voir. C’est celui qui est calme de tempérament.
« Merci. Ma chérie. »


Rendons- lui cette justice, ma mère est une personne tellement confuse qu’il est possible qu’elle ne se voie pas elle-même. Il est possible que sur une vieille photo elle passe lentement le bout de son doigt sur une rangée de filles et ne sache pas se reconnaître. D’ailleurs, de tous ses enfants, je suis celle qui ressemble le plus à sa propre mère, à ma grand-mère Ada. Il y a de quoi se perdre.

Ada, la raisonnable, Ada la consciencieuse.
Je pense à elle quand je fais la vaisselle. Evidemment, j’ai un lave- vaisselle, alors si je dois pleurer ce n’est pas dans l’évier en silence comme Ada. L’évier était son endroit pour ça. Tournée vers l’arrière de la maison, à cause des éternelles pommes de terre à peler, ou de la banalité de la cour, mais, comme toutes les femmes, de temps en temps Ada reniflait un petit coup et puis ploc, ploc, quelques larmes tombaient dans l’eau. Comme toutes les femmes, Ada devait parfois s’essuyer le nez sur son avant-bras parce qu’elle avait les mains mouillées. Il n’y a rien d’étonnant à ça. Quoique je doive avouer que j’ai un lave-vaisselle Miele en inox. Et si j’ai besoin de pleurer, je le fais convenablement devant la télé. La vie était dure pour ma grand-mère, je le sais maintenant. Ce qui est étonnant c’est que, la plupart du temps , elle ne pleurait pas, mais poursuivait sa tâche.

Ada, chez laquelle on envoyait Liam et Véronica, onze mois de différence, sortis de leur mère sur les talons l’un de l’autre, quand ça disjonctait un peu trop dans la famille. Liam et Veronica, les presque jumeaux.

Et voilà que Liam s’est suicidé.Quel manque total de savoir-vivre. C'est le cas de le dire..
Et que c’est à Veronica , désignée nouvelle consciencieuse, d’aller l’annoncer à sa mère. Et pourtant..
Ne dites rien à maman. C’était le mantra de notre enfance ou l’un d’entre eux. Ne dites rien à maman… parce que « maman » risquait de- quoi? Rendre l’âme? « Maman risquait de se faire du souci". Ce qui ne me dérangeait pas. Après tout, c’était sa faute, cette famille. Elle était entièrement sortie d’elle- à tour de rôle et à grand peine. Et mon père le disait plus que n’importe qui d’autre; avec calme, galanterie, « Inutile d’aller le raconter à votre mère, maintenant » comme si la réalité du lit de son époux était la seule réalité que l‘on devait demander à cette femme de supporter.

Et donc Liam , qui portait une veste jaune fluorescente pour qu’on retrouve son corps facilement, lestée de cailloux, sans slip sous son jean ni chaussettes dans ses chaussures , parce qu’il n’aurait pas supporté qu’on le retrouve avec des sous vêtements sales, est allé se noyer dans la mer.
Liam, qui était incapable de mettre de l’ordre dans une boîte d’allumettes, a su, à cette occasion, tout mettre en ordre.

Et Veronica sait, au moment où elle écrit sur ces trois choses, la veste, les cailloux et la nudité de son frère sous ses vêtements, qu’ils exigent d’elle qu’elle s’intéresse aux faits. Qu’il est temps d’en finir avec les histoires fluctuantes et les rêves éveillés. Qu’il est temps de mettre un point final au roman et de dire ce qui s’est passé dans la maison d’Ada, l’année où elle avait 8 ans et Liam tout juste 9.

Mais est-ce possible? A famille chaotique, roman chaotique, et narratrice qui extirpe les souvenirs de sa mémoire de façon fiévreuse, bousculée, tous les fantômes se bousculent dans sa tête et le flux de ses pensées passe de la douleur à la fureur . Veronica n’est plus raisonnable, tout en elle explose.
Il faut dire que « Maman » n’a pas aidé, la mère à qui, cette fois-ci , on était obligé de "dire", a frappé la messagère avant que le chagrin ne l’atteigne. Le chagrin?

Mais.. Elle pleurerait quel que soit le fils. Il me vient à l’idée qu’il y a quelque chose qui ne va pas, car c’est moi qui ai perdu quelque chose d’irremplaçable. Il lui en reste encore des tas.

C’est un roman qui m’a bien sûr beaucoup parlé.. Un roman dans lequel est extrêmement bien retranscrit dans l’impression de fouillis et de violence de l’écriture , comme lancée sur la page, cognée, le fracas que provoque la mort brutale par suicide d’un être très proche ( et finalement, qui y a-t-il de plus proche quelquefois qu’un frère avec lequel on a passé une partie si importante de sa vie, l’enfance). Et aussi ce besoin absolu de comprendre , ce besoin de connaître le moindre détail, de se mettre à la recherche du moindre souvenir. Et cette colère, cette rage devant ce gâchis..
Vraiment un très beau roman.
Booker Prize 2007.

Paofaia - Moorea - - ans - 30 janvier 2014


Deuil lucide 10 étoiles

On devine que l’auteure s’est cassé la tête pour dénicher le mot parfait qui complète une phrase. Celui qui aura le plus d’impact. Celui le plus évocateur. Ce curieux mélange de poésie et de cru est envoûtant. J’ai dévoré les pages, tout en me demandant où tout cela s’en allait ?

Pourquoi me raconter les tribulations de ce clan irlandais ? La rencontre des grands-parents et le suicide du frère adoré. Puis, au milieu du roman, lorsque les secrets sont révélés, et surtout lorsqu’ils sont évités, en quelque sorte, on comprend qu’il ne s’agit pas d’une saga familiale.

En fait, c’est un roman sur les vérités que l’on s’avoue seulement à soi-même. C’est un roman sur l’accumulation des poids de la vie reposant sur nos épaules et sur l’indicible horreur du quotidien.

Simple au niveau du récit, prodigieux dans la livraison.


(Prix Booker)
- lu en version originale –

Aaro-Benjamin G. - Montréal - 55 ans - 28 octobre 2009