Le bonheur des petits poissons : Lettres des Antipodes
de Simon Leys

critiqué par Jlc, le 29 mars 2009
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Un bonheur de lecture et de relecture
Simon Leys est un grand sinologue belge qui vit en Australie où il a enseigné la littérature française. C’est dire combien le personnage est déjà en soi hors du commun. Cette lettre des Antipodes, recueil de chroniques pour un magazine littéraire, l’est aussi.
Une trentaine de textes très courts sur l’air du temps ou l’humeur de l’auteur sans que jamais l’actualité ne soit réductrice tant elle est vite oubliée. Mais surtout ces textes disent son amour infini pour la littérature avec une tendresse ironique et un humour délicieux.
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J’ai lu ce livre comme une conversation avec un lettré éblouissant dont la curiosité est toujours insatisfaite et donc en perpétuel éveil, dont le questionnement est souvent surprenant – le texte sur le bonheur des petits poissons en est un exemple subtil-, qui a le goût du coq à l’âne, une immense culture jamais pesante, une férocité envers la cuistrerie, une élégance de style et d’idées. C’est brillant sans être superficiel, drôle sans être vraiment méchant, érudit sans être fastidieux.

Pour Leys, l’imagination est supérieure à l’intelligence ou l’observation et il place au dessus de tout la poésie et le roman. Il nourrit ses propos d’innombrables lectures dont il extrait, pour notre plaisir, de succulentes anecdotes et des citations révélatrices. Il fait entre autres un éloge de la paresse, citant Nietzsche à la rescousse : « Faites n’importe quoi, mais ne restez pas à ne rien faire : ce principe est la corde avec laquelle toutes les formes supérieures de culture vont se faire étrangler ». Propos intemporels qui pourtant sont d’une brûlante actualité et il va plus loin dans le « paradoxe ironique » qui veut qu’aujourd’hui le prolétariat soit condamné aux loisir forcés quand les élites, transformées en machines à fric « se condamnent elles-mêmes à l’esclavage d’un travail accablant », renonçant à ce qu’avait si bien perçu La Bruyère. Frondeur, il écrit un texte sur les fumeurs illustré d’anecdotes d’une malicieuse drôlerie. Et ainsi de suite.

Simon Leys qui est manifestement un lecteur exceptionnel affirme que « le plus grand plaisir de lire est dans la relecture ». Je n’en suis pas tout à fait convaincu mais voila un livre au charme fou que je relirai tant j’ai pris de plaisir à le lire.
Un régal de lecture 9 étoiles

Sous-titré « Lettres des Antipodes », ce volume rassemble les chroniques que le sinologue et écrivain belge Simon Leys (1935-2014) publia pendant deux ans, en 2005 et 2006, dans la revue Le Magazine Littéraire. La plupart de ces chroniques sont très brèves et, néanmoins, aucune d’elles ne m’a semblé banale. Au contraire, sans s’embarrasser de grandes phrases, l’auteur déploie tout son talent d’écrivain, toute sa sensibilité, toutes ses connaissances, tout son humour et toute sa subtile intelligence pour faire vaciller nos idées toutes faites et nos petits conforts intellectuels. On peut comparer Simon Leys à Jean-Bertrand Pontalis (au sujet duquel j’écrivais récemment) : tous deux savent être justes et pertinents en étant simples, sans jamais éprouver le besoin de nous égarer ni de nous décourager comme le font certains philosophes.
Simon Leys écrit comme cela vient, pourrait-on dire, au gré de ses lectures et de ses agacements, et il aborde mille sujets. Bien sûr, en éminent sinologue qu’il était, il se réfère souvent aux auteurs et aux peintres chinois. Mais sa culture déborde de beaucoup les frontières de sa spécialité et il se montre tout aussi capable d’écrire au sujet de Sartre, de Proust ou de Tchekhov et, même, d’auteurs qu’on risquerait un peu rapidement de ranger dans des sous-catégories mais dont il parle avec une gourmandise qui excite notre curiosité de lecteurs (ainsi la chronique qu’il consacre à Patrick O’Brian, un écrivain qui s’était spécialisé dans les récits d’aventures maritimes tout en étant lui-même un marin des plus pitoyables !).
A ce sujet, l’on remarque la place éminente que Simon Leys réserve à la littérature de fiction. Dans une de ses chroniques les plus longues, il explique judicieusement que la vérité se dévoile davantage dans ce qu’on aurait tendance à désigner comme étant de l’ordre du mensonge. Autrement dit, nous dit-il, on n’atteint vraiment la vérité que par l’imaginaire. Les philosophes eux-mêmes s’en sont servis (pensons à Platon et à son mythe de la caverne). Et j’ajoute que, dans les Évangiles, Jésus ne fait pas autrement puisqu’il parle, le plus souvent, au moyen de paraboles. J’ajoute aussi que les prix décernés cette année à des ouvrages de non-fictions (comme le Goncourt attribué à « L’Ordre du Jour » d’Éric Vuillard) peuvent, à juste titre, susciter la perplexité.
On peut aussi rester songeur et s’irriter des aberrations des censeurs qui songent, par exemple, à faire interdire l’usage de la cigarette dans les films français. Simon Leys, lui, qui ne craint pas d’aller à contre-courant des rigidités dominantes, consacre une de ses chroniques à nous convaincre que « les cigarettes sont sublimes » ! On se régalera aussi à lire ce que l’auteur écrit au sujet de « la vérité du romancier », de « l’empire du laid », des rapports compliqués des écrivains avec l’argent, et j’en passe. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne s’ennuie jamais en compagnie de Simon Leys !

Poet75 - Paris - 68 ans - 23 novembre 2017