Les Immémoriaux
de Victor Segalen

critiqué par FROISSART, le 28 mars 2009
(St Paul - 77 ans)


La note:  étoiles
L'analyse de Patryck Froissart
Titre : Les Immémoriaux
Auteur : Victor Segalen
Editeur : Le Seuil (1985)
ISBN : 2020064693
220 pages



Il est des romans que porte un souffle puissant.
Il est des romans qui témoignent.
Il est des romans qui dénoncent.
Il est des romans qui annoncent.
Il est des romans qui sont des poèmes.
Il est des romans dont l’écriture flamboie.
Il est des romans qui illustrent la beauté de la langue dans laquelle ils sont écrits.
Il est des romans qui bouleversent.
Il est des romans qui transportent.
Il est des romans qui rendent à l’Histoire le sens que l’Histoire officielle prend soin d’occulter.

Le roman de Segalen réunit ces qualités, et bien d’autres.

En racontant le long cheminement de Térii, Tahitien du 19e siècle que tout prédestinait à devenir un grand haèré-po (porteur de la parole ancestrale et du maro jaune), et qui finit sous-diacre revêtu du triste maro noir de l’église évangélique qui a, en l’espace d’une génération, renversé et jeté dans l’oubli les rites, les mœurs, la liberté et la sensualité des Polynésiens, Victor Segalen met en évidence la criminelle responsabilité des missionnaires chrétiens dans l’acculturation irréversible des peuples indigènes.

Le roman est le procès sans concession de l’évangélisation, écrit par un immense écrivain qui a vécu à Tahiti, qui a assisté aux conséquences de la « civilisation », qui a recueilli avec une précision d’ethnologue les récits de ceux qui l’ont subie, et qui a su faire de cette tragique histoire une anti-épopée.

Il y a là du Flaubert de Salammbô. Il y a là de la grande littérature. Il y a là une triste leçon de l’Histoire, dont, hélas, nos gouvernants avides n’ont rien retenu, et qu’ils continueront d’ignorer.

Faire lire ce roman est faire acte de militantisme humaniste.

Patryck Froissart
Plateau Caillou, le 28 mars 2009
Les Immémoriaux 9 étoiles

Même si cet ouvrage contient une part revendicative et peut-être nostalgique, on ne peut, à mon avis, qu'en saluer l'exemplarité. Ce qu'a fait Victor Segalen est différent de tout ce qui avait été fait avant lui à propos de la Polynésie et je ne sais si, depuis, quelqu'un d'autre a fait quelque chose de semblable. C'est un roman qu'a écrit Segalen, mais un roman qui sonne incontestablement plus vrai, plus authentique que tous les récits écrits sur Tahiti, y compris "Le mariage de Loti" (qui ne manque pourtant pas de qualités). La différence entre Segalen et les autres écrivains? C'est que tous ont raconté Tahiti en simples témoins de passage, en voyageurs, avec un regard extérieur, alors que Segalen a essayé, autant que faire se peut, de se mettre à la place du Ma'hoi de Tahiti, de lui donner la parole. Le roman se déroule sur un peu plus de vingt ans, de mars 1797 jusqu'à l'année 1819, c'est-à-dire depuis l'arrivée des missionnaires protestants jusqu'à l'année de la conversion massive de la plupart des autochtones de l'île. Une vingtaine d'années a suffi pour que quasiment tous les Tahitiens deviennent chrétiens. Segalen, en puisant à de multiples sources et en chahutant un peu la chronologie, essaie donc de transmettre la parole même des premiers concernés, les Tahitiens. Il fait ressentir à quel point le christianisme leur a d'abord paru étrange, puis comment ils ont vécu leur conversion, comment ils l'ont ressentie de l'intérieur. Le moralisme étroit des missionnaires et leurs références à la loi divine n'a pas été admise par tous avec évidence. Quelque chose de l'ordre de la joie semble s'être perdu, au profit d'un rigorisme qui était étranger aux moeurs des habitants de l'île. Ce livre offre un témoignage sans équivalent, me semble-t-il, sur l'histoire de Tahiti. Il est précieux et formidablement écrit.

Poet75 - Paris - 68 ans - 24 septembre 2016