Au bord de la vaste mer
de August Strindberg

critiqué par Dirlandaise, le 17 mars 2009
(Québec - 69 ans)


La note:  étoiles
Grandeur et misère d'un mégalomane
Axel Borg est un être doué d’une intelligence supérieure à la moyenne de ses concitoyens. Conscient de sa valeur, il n’a de cesse de travailler et d’étudier afin de pouvoir exercer sa soif de domination et de pouvoir et ainsi créer une nouvelle race humaine à son image et à son niveau intellectuel rien de moins… Borg se distingue partout où il passe mais son savoir lui attire la haine des autres et surtout, fait de lui un être dangereux qu’il faut à tout prix neutraliser. Ses études universitaires terminées, il obtient un poste de préparateur à l’Académie des Sciences, s’étant spécialement adonné à l’étude des sciences naturelles. Ses supérieurs ayant tôt fait de voir en lui une menace et un intrus, ils s’empressent de l’accabler de travaux d’importance secondaire et rebutants. Borg endure tout et supporte bravement les persécutions pendant sept longues années. Il demande ensuite un poste d’inspecteur de pêche et obtient facilement la place d’inspecteur principal dans l’archipel de Stockholm. Sa tâche consiste à enseigner aux pêcheurs à moins dépendre du stroemming, principale ressource qui menace de disparaître. Borg doit donc leur trouver un nouveau moyen de subsistance qui puisse remplacer l’ancien. Il s’installe donc dans la petite île de Oesterskaer et commence à travailler. Mais, bien que se démenant pour aider les habitants de l’île à améliorer leur sort, il est bientôt en butte à l’hostilité générale de la population qui voit en lui un être qui les méprise et ne cherche qu’à les dominer. Un thème développé dans "Le bouc émissaire". Notre héros commence à trouver la situation intenable quand une jeune femme et sa mère débarquent dans l’île. Borg, qui jusqu’à ce jour, n’a accordé d’importance qu’au savoir et à ses capacités intellectuelles découvre l’amour, ce qui vient bouleverser sa vie et sa façon de fonctionner. La machine commence à s’humaniser mais le savant constate que pour pouvoir conquérir cette femme, il devra laisser de côté sa supériorité et s’abaisser au niveau de celle qu’il aime plus que tout mais qu’il considère comme très inférieure à lui. Comment réussira-t-il ce tour de force de pouvoir concilier cette dualité en lui et s’abaisser sans pour autant renier tout ce qu’il est lui-même ?

Encore une fois, Strindberg m’a fait vivre un grand moment de littérature avec ce livre d’une densité et d’une profondeur d’analyse remarquables. Je sais, le firmament Strindbergien brille de nombreuses étoiles mais comment faire autrement quand on plonge dans l’univers d’un tel génie ? Outre l’histoire d’amour de Borg et de Mademoiselle Maria, Strindberg nous gratifie de magnifiques descriptions de la faune marine, de la flore et du monde minéral d’un archipel suédois. Mais ce qui domine le récit, c’est la personnalité monstrueuse et pourtant attachante de Borg, cet homme tourmenté, solitaire, angoissé, élitiste, supérieur et perfectionniste. Comment ne pas faire le rapprochement avec l’auteur car c’est bien lui que je percevais à travers ce personnage de fiction. Un homme qui essaie de diriger sa vie à sa guise en évitant le contact des autres qu’il juge inférieurs et dont la société le fait dévier de son but et lui fait perdre des capacités intellectuelles acquises au prix de grands sacrifices. La solitude constitue un refuge mais elle mène aussi souvent tout droit à la folie... Je ressors de cette lecture totalement bouleversée ! La fin est tout simplement hallucinante !

« Il s’enivrait de cette idée, sentait comment son Moi croissait, comment les cellules de son cerveau germaient, crevaient leurs écorces, se multipliaient et engendraient de nouvelles espèces de représentations qui, un jour, jailliraient sous forme de pensées, tomberaient dans la substance des autres cerveaux comme des champignons de levain, forceraient des milliers d’êtres à servir de couches pour ses idées germantes — ne fût-ce qu’après sa mort… »

« Fini, l’espoir de sa jeunesse de trouver la femme qu’il cherchait ! « Une femme ayant assez de raison pour comprendre l’infériorité de son sexe à l’égard de l’autre. » » (Strindberg était reconnu comme ayant de fortes tendances à la misogynie et cela transparaît souvent dans ses écrits.)

« Tu vois, Borg, que tu crains la mort ! — Parbleu ! Comme tout ce qui vit et qui, sans la crainte de la mort, n’aurait jamais vécu ! Mais le jugement, vois-tu, je ne le crains pas ; car c’est l’œuvre qui fait juger le maître, et ce n’est pas moi qui me suis créé ! »
"Et il se dirigea vers la plage pour retrouver son Moi dans la solitude." 8 étoiles

Quatre étoiles. Quatre étoiles sans la moindre hésitation, pour la qualité littéraire de ce texte magistral, pour l’écriture soignée et riche qui ne faiblit jamais, pour toutes les magnifiques descriptions de l’archipel de Stockolm, pour la précision d’un vocabulaire recherché.
Quatre étoiles surtout pour avoir su restituer divinement l’intériorité d’un homme particulier, Axel Borg, dont on parvient –si ce n’est comprendre- à saisir le mode de fonctionnement (ou dysfonctionnement ?), la particularité et le désarroi.
Prisonnier de lui-même, emmuré dans son roc d’intelligence, dépourvu de tous les codes sociaux qui permettent des relations saines, son comportement, finalement assez autistique, nous est éclairé par le biais de ses pensées (pas toujours très louables), de ses considérations et surtout par son ressenti.
On cautionne ou pas, mais on n’en est pas moins entré dans le mécanisme d’un cerveau et d’un cœur, et ce de manière approfondie et extrêmement précise.
Quatre étoiles donc pour un travail d’écriture remarquable.

Pour autant, j’ai un peu souffert à la lecture de ce livre.
Les longues explications scientifiques, que ce soit en matière de géologie, de botanique, de faune, de vie sous-marine, m’ont semblé parfois fastidieuses à lire.
Et si j’ai ressenti quelquefois de la compassion, il m’est arrivé à maintes reprises d’être irritée par cet homme déroutant et dérouté, qui se sent tellement supérieur aux autres qu’il finit par ne rien réussir.
Son incapacité (mais le veut-il ?) à lâcher prise, cette volonté de tout contrôler, de tout analyser, de tout dominer, de tout rationaliser, et de tout dénigrer, aussi, ont eu raison de ma patience et de ma considération, et m’ont quelque peu épuisée.

Quatre étoiles quand même. Sans la moindre hésitation.

Sissi - Besançon - 54 ans - 5 juillet 2012


Fable antisociale ? 8 étoiles

L'inspecteur des pêcheries Borg est, à n'en pas douter, un être exceptionnel. Strindberg ne résiste pas à la tentation de nous le révéler dans une première scène ahurissante de tempête sur la côte suédoise dans laquelle l'homme, sans avoir jamais navigué, sauve un navire du naufrage par ses seuls calculs et son ingéniosité. Comment mieux camper un personnage ? Borg est donc ce genre d'homme, le fruit d'une vie dédiée au travail et à l'élévation intellectuelle, parfaitement conscient de sa propre supériorité accompagnée d'un mépris sans bornes pour les non-Initiés, selon sa propre classification du genre humain. Le fruit de brimades aussi, suite à une ascension tant jalonnée d'obstacle qu'elle a contraint cet être brillant à accepter un modeste poste d'inspecteur des pêcheries sur un archipel dépeuplé. Ces brimades, sont-elles celles réservées au premier de la classe, au surhomme persécuté par la jalousie de ses médiocres supérieurs ? C'est à n'en pas douter (?) ce que Strindberg, dont la figure semble (semble !) souvent poindre sous les traits de Borg, aimerait nous faire penser. Mais le fait est que Borg est tout simplement un inadapté, dont le comportement justifie amplement les différents rejets qu'il a dû essuyer.
C'est là que se trouve tout l'intérêt de ce roman qu'il serait bien dommage d'aborder comme une longue complainte d'un être trop bien pour ce monde peuplé d'imbéciles, de laids et de brutes quasi-consanguines. Certes, il y a de ça et Borg/Strindberg n'aura de cesse de pester contre la pauvreté intellectuelle de ses contemporains. Mais la cause des maux de l'inspecteur est avant tout son incapacité à saisir les réalités du monde, dès lors qu'elles ne sont plus d'ordre scientifique, son immense dénuement d'humanisme, non pas au sens idéologique du terme, mais, plus simplement encore, ce sentiment d'appartenir à une seule et même race. De fait, sa classification de l'humanité en différents degrés, du plus élevé à la caste inférieure des femmes et des déments, si elle n'a recours aucun critère de pureté, n'est pas pour autant sans rappeler la hiérarchie des races nazie. En effet, l'intelligence toute scientifique et plus encore le sentiment de supériorité de Borg sont tels qu'ils l'ont complètement déconnecté des réalités sociales : tout, chez lui, est rigoureusement scientifique, fait d'inductions et de déductions, d'exactitude ne laissant place à aucune conciliation même quand il ne s'agit que de se montrer compréhensif dans l'application d'une loi impopulaire afin d'éviter l'émeute. Borg, de toute sa hauteur, relève finalement de la machine, et parfois même, du flic bête et méchant (du SS ?), capable seulement d'appliquer le règlement ; un homme, comme le définit Mademoiselle Maria, constitué du bois dont on fait les bourreaux.
C'est de Mademoiselle Maria, pourtant, que le salut viendra presque : aussitôt aperçue, Borg s'en éprend et la machine s'ouvre au sentiment. Mais selon les données bien ancrées dans l'esprit borgien, la femme est sans doute l'être le moins développé de la Création, le chaînon manquant, tout au plus, entre les grands singes et l'homme. La seule solution pour Borg, afin de séduire la belle trentenaire, est donc d'accepter de se mettre à son niveau, de s'abaisser, puisque c'est comme cela qu'il appelle le fait de rentrer dans le cercle des humains.
Dès lors, Borg est tiraillé entre cette femme pour l'amour de laquelle il doit se mettre à dimension humaine et sa soif de savoir et de supériorité qui n'en finit pas de l'ostraciser, le poussant à nier ses sentiments pour ne plus percevoir son amour que comme un défi de conquête, un duel, et à finalement achever sa mutation et devenir un monstre dont la vie ne peut s'achever, plus qu'elle ne se réalise, que dans la solitude.
Au bord de la vaste mer est une oeuvre incroyablement riche malgré une certaine difficulté d'appréhension liée au style de Strindberg alternant entre les splendides descriptions du littoral suédois, pleines d'une belle poésie, d'une douce mélancolie, et les tirades "scientifistes" à faire passer Musil pour un auteur facile. Mais au-delà de cela, la confusion vient surtout du caractère équivoque de l'oeuvre : Borg se confond-il réellement avec un Strindberg écrivant un long pamphlet et une fable antisociale sur la bassesse du monde et la nécessité de s'en écarter pour se développer pleinement ; ou l'auteur est-il au contraire conscient du ridicule de son personnage, sociopathe voguant dans des sphères si élevées qu'il en devient totalement inapte à se confronter à la réalité humaine et terrestre ? Selon la proposition choisie, le roman et son auteur prendront une toute autre dimension. La préciosité de Borg, son inadaptation à la réalité du monde, sa réclusion dans un monde de sciences exactes, sa misogynie primaire indigne d'un esprit supérieur et son destin plus pathétique que réellement tragique semblent bien faire de Borg un personnage plus ridicule que magnifique. Si l'on est en conséquence tenté de retenir la seconde proposition, il appartiendra cependant à chaque lecteur de trancher afin de savoir quelle relation – fusion ou dérision – entretiennent véritablement Strindberg et son personnage.

Stavroguine - Paris - 40 ans - 23 octobre 2009