La Semaine Sainte
de Louis Aragon

critiqué par Jlc, le 1 février 2009
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Souvenir de l'avenir
Mars 1815 : Paris n’est que rumeurs. Elle court, elle galope, elle inquiète ou enthousiasme la rumeur du retour de l’empereur. Elle se répand, on la contredit, elle ressurgit la rumeur du départ du roi. Un départ ? Non, une fuite.
Mars 1815 : Un jeune peintre de 24 ans, Théodore Géricault, a au cœur l’amertume de l’échec relatif de son tableau « Cuirassé quittant le feu », emblème du désespoir de toute une génération à la chute de l’Empire. « Mélange de violence et de douceur », il s’est engagé chez les Mousquetaires du Roi plus pour l’habit et parce qu’on y a un cheval que par conviction politique. Il est indécis, Géricault, entre les opinions de ses amis, Robert le bonapartiste et Marc Antoine, le royaliste, qui ont tous deux posé pour son tableau, l’un le corps et l’autre la tête. Indécis, amer, incapable de peindre…et donc disponible. « Tout est possible et tout est indifférent ».

« La semaine sainte » va nous raconter, et d’admirable façon, le cheminement de cet artiste vers sa prise de conscience sociale et politique. Mais Géricault est peut-être moins le personnage essentiel de ce roman superbe que la France. C’est en tout cas ce que disait Louis Aragon à Pierre Dumayet lors de l’émission télévisée « Lectures pour tous », en décembre 1958.

Unité de temps : la semaine de toutes les trahisons et de quelques fidélités « dans un monde qui en fait bon marché ». Unité de lieux : la route des Flandres vers une destination longtemps incertaine qui se révèlera être la Belgique « nom secret de l’espoir ». Unité du sujet : la naissance du sentiment national. Mais certainement pas unité d’actions, tant l’auteur nous entraîne où il lui chante, au gré d’une imagination créatrice qui, fondée sur une monumentale et impeccable documentation dont il n’est cependant jamais prisonnier, nous fait d’autant plus croire à ses mensonges romanesques. C’est déjà un « Mentir vrai » pour reprendre le titre du roman qu’écrira par la suite Aragon.

La composition du récit est très subtile. La première partie raconte la fuite « de destins individuels…au trot d’une monarchie qui se déglingue, d’un monde qui roule à l’envers », la trahison des uns dont « la fidélité n’a pas dépassé Saint-Denis » et celle des opportunistes qui attendent et surtout qui comptent. D’ailleurs le succès de librairie de cette année là sera « Le dictionnaire des girouettes ». L’auteur décrit, avec un talent fou, cette sarabande de la déroute, ce convoi disloqué qui n’est errance dans la pluie et le vent et dont le brouhaha masque mal la solitude profonde des fuyards. Il peint le tableau « d’une société qui démissionne, qui s’effondre, faute de comprendre le monde nouveau » pour reprendre les termes d’un de ses plus fins censeurs, le duc de Richelieu. Tableau rehaussé de mille portraits de personnages, passagers ou intermittents, que l’auteur appelle soit par leur titre, par exemple le duc de Tarente, leur nom, en l’occurrence MacDonald ou leur prénom, ici Jacques Etienne comme pour mieux en souligner la pluralité ou la complexité. Il est vrai que ce choix peut parfois rendre la lecture déroutante et on ne peut que recommander soit de lire une édition annotée soit de suivre le conseil que donne Saule dans sa critique de « La guerre et la paix », à savoir noter les noms des personnes et leurs liens entre elles. Il peint aussi cette France du Nord où misère va avec fatalité, où l’on parle le dialecte picard qu’Aragon se plait à utiliser chaque fois que nécessaire comme il s’applique à employer le nom exact des outils qu’il décrit, par respect pour ceux qui les utilisent.
La progression très linéaire dans le temps et l’espace est constamment bousculée par des parenthèses, des anecdotes, des anachronismes, des anticipations, l’intrusion de l’auteur qui détourne le passé vers sa propre histoire.

Puis, après « la nuit des arbrisseaux », Géricault, « Don Quichotte de ce vieux monde en fuite », devient le héros d’une autre histoire, celle du monde réel « qui est aussi celui qu’on rêve ». Indécis entre élan et contrainte, il découvre les autres et donc d’une certaine façon oublie sa solitude tout en « entrant dans le monde de la tragédie ». Le choix n’est plus entre la cocarde blanche et la cocarde tricolore mais entre la fidélité au roi ou à la patrie, entre l’émigration et la France, choix qui sous-tend la naissance du sentiment national. Et cette révélation en rappelle une autre, celle de l’auteur lui-même qui se souvient de ce moment de 1919 dans la Sarre occupée - celle de son poème « Est-ce ainsi que les hommes vivent » - où il comprend que la dignité était du côté de ces « Boches » dont la « résistance exprimait tout ce qu’il y avait de grand et de noble dans l’homme ». Cette « échappée dans l’avenir », qui n’est pas la seule dans le roman, est, dit-il, une « infraction aux règles sacrées du roman » mais il s’en moque avec allégresse tant son propos est ailleurs glissant vers un humanisme optimiste, peut-être d’autant plus qu’il le sait fragile. A la trahison des nobles et des bourgeois, il oppose maintenant l’honneur et la fidélité de ces gens du peuple à l’Empereur « même quand la fidélité est gardée à ce qu’on ne croit pas ». En l’occurrence qui revient, l’empereur du peuple ou celui de Fouché ? Il voit en eux moins des porteurs de leur passé que « des graines de l’avenir » car, explique Aragon, « Ce livre apparemment tourné vers le passé n’est de ma part qu’une grande quête de l’avenir…ce mot qui bat comme un tambour insistant ».

Ce prodigieux roman, « en costumes » sur le sentiment national est aussi, en filigrane, l’histoire d’un homme du vingtième siècle qui découvre le drapeau ouvrier en terre d’occupation, vivra la débâcle de 1940, mauvaise répétition de la fuite de 1815, avant de rester fidèle à son parti après le « coup formidable porté à l’esprit de certitude que l’on résume par le nom de vingtième congrès », quelques mois avant l’écriture de « La Semaine sainte ». Fidélité qui n’est pas exempte de lucidité comme celle de ce personnage qui « craignait que la pièce n’eût point la fin qu’il souhaitait ». Tout ceci explique qu’on ait pu parler de ce livre comme d’un « souvenir de l’avenir ».

Vous l’avez compris et Aragon le dit tout net dans « L’auteur parle de son livre » : « La semaine sainte n’est pas un roman historique, c’est un roman tout court ». C’est ce qui lui donne tant de force, de sens et de beauté. L’écriture est somptueuse, le style puissant, vif, coloré, les descriptions superbes, celles des costumes sont de vraies « technicolor ». Magnificence des métaphores, poésie des moments et des lieux, respect, voire tendresse, pour ces personnages qu’il porte en lui. C’est un des plus beaux moments de lecture dans lequel, je le reconnais, il n’est pas toujours facile d’entrer. Mais une fois cet obstacle franchi, quel régal !

« On ne meurt pas puisqu’il y a les autres » dit un personnage du roman. Aragon n’est pas mort puisqu’il y a ses livres.
L'individu face à l'histoire 8 étoiles

Dans ce long roman, Aragon se livre à une exercice mutliple et à un véritable niveau d'équilibriste. Il y a tout d'abord la description historique des 100 jours dans le Nord de la France, entre les partisans en déroute d'un Roi podagre et la menace fantôme d'un empereur phénix qui revient - pour peu de temps - incarner la Nation.

Le roman contient bien sûr des considérations politiques liées à l'émergence de la notion de Peuple, sur fond de naissance du capitalisme en Europe occidentale. Bientôt, Roi et Empereur seront surpassés par de nouveaux pouvoirs liés à l'industrie, d'où émergeront les marxismes.

Le roman contient aussi, et c'est pour moi ce qui en fait l'universalité, une description de l'attitude de l'individu et des groupes face aux changements de pouvoirs, qui hésitent entre sacrifice, trahison, atavisme ou opportuniste.

On y retrouve bien sûr une réflexion esthétique sous le personnage de Géricault, entre autres. Le lien des splendides descriptions avec l'art plastique de l'époque est ici évident.

On y retrouve aussi quelques incises dans le roman lui-même, qui rappelleront parfois Jacques le Fataliste.

On y retrouve enfin la plume d'Aragon qui à elle seule vaut le détour. Un roman-poème en somme.

Un seul petit bémol : m'être parfois perdu dans le chaos des personnages. Peut-être est-ce voulu à une époque où l'on ne sait plus trop qui est qui?

Fa - La Louvière - 49 ans - 18 octobre 2012