Clair de lune
de Ismaïl Kadaré

critiqué par Tistou, le 15 décembre 2008
( - 68 ans)


La note:  étoiles
Persécution en Albanie socialiste.
Court roman écrit en 1984, interdit dans la foulée en Albanie. Ce qu’écrit Ismaïl Kadaré aurait pu concerner une Russie de l’époque (l’URSS d’ailleurs !), la Chine, Cuba, … et certainement tant d’autres pays ?
Elle s’appelle Marianne (un clin d’oeil à la Vierge Marie comme le suggère la quatrième de couverture ?). Elle est ouvrière, en Albanie. Elle est jeune, belle, libre et la mécanique implacable de l’organisation socialiste alliée à la bêtise humaine va la broyer. A partir d’un rien, d’une liberté qu’on lui envie peut-être, d’une jalousie qui va se révéler mortelle.
Ismaïl Kadaré nous démonte ceci rigoureusement, et bizarrement je n’y retrouve pas l’Albanie, le quotidien de l’Albanie qu’au moins j’imaginais puisqu’à cette époque là, en tout cas, on n’entrait pas en Albanie pour se promener, même depuis ce qui s’appelait encore la Yougoslavie voisine, ou alors en payant le prix fort pour un voyage en bus, encadré. Comme quoi on peut se faire des idées, je n’imaginais pas l’Albanie dans son quotidien si banalement affligeante.
Ismaïl Kadaré ne situe pas géographiquement son roman : une ville de province en tout cas, et le lieu ; une unité de production socialiste. Marianne y travaille comme laborantine, au contrôle, et la description de la vie de ces gens jeunes, des rencontres, fêtes qui peuvent rythmer leur vie, m’évoque absurdement le cadre de vie que Michal Cimino expose dans son chef d’oeuvre « Voyage au bout de l’enfer » quand il décrit la vie au quotidien de jeunes ouvriers américains sur le point de partir perdre leur vie en guerroyant au Viet-Nâm.
Marianne n’a commis qu’une erreur : elle a récité des vers, troublée par un clair de lune, à la mauvaise personne au mauvais moment :

- Est-il vrai que l’amour chez l’homme, est un sentiment plus puissant que chez la femme ?
Elle se rendit compte sur-le-champ que l’être à qui elle posait cette question n’était nullement le plus indiqué pour un dialogue de ce genre, mais les mots lui étaient venus si spontanément qu’elle les aurait peut-être formulés quand bien même elle eût été seule.
Gazmend, embarrassé, avait haussé les épaules sans trop savoir quoi répondre, et elle avait enchaîné :
- J’ai gardé en mémoire une strophe d’un poète des années trente :
Ah, au nom de cette flamme
Qui met un homme à mort,
L’amour qui jamais chez une femme
Ne peut être aussi fort …
Gazmend avait de nouveau haussé les épaules, puis, dans le silence qui s’était installé, donnant soudain libre cours à son élan, elle lui avait lancé un regard brillant, suggestif, mais elle avait aussitôt senti retentir en elle la sonnerie d’alarme qui s’y déclenchait chaque fois qu’elle-même mettait quelqu’un en situation de mésinterpréter certains de ses propos ou de ses gestes. Ils avaient dépassé la palissade, et, en même temps qu’elle, avaient disparu les affiches de concerts, laissant, eût-on dit, la nuit dans l’ignorance ; brusquement, elle lui dit : « Bonne nuit », sans lui donner le temps de répondre. »

Gazmend n’est en effet qu’un collègue, sur le point de se fiancer à Nora, une jeune collègue de Marianne, aussi quelconque que Marianne irradie, et Gazmend en fait trop. Il surinterprète l’échange, le raconte à Nora qui trouve là l’occasion de se hisser au niveau de Marianne via une relation de jalousie féroce. La machine infernale est alors déclenchée et « Clair de lune » est le démontage de cette machine infernale qui s’autoalimente dans les ressorts de cette haine et des contraintes induites par le socialisme en Albanie. En cela, « Clair de lune » est très fort et n’a pas dû plaire effectivement aux autorités du moment.
C’est merveilleusement écrit. Amis de l’introspection à la Kundera, bonjour, vous êtes ici chez vous !
Une oeuvre tout à fait admirable 8 étoiles

Des trois ou quatre romans d’Ismaïl Kadaré que j’ai pu lire jusqu’ici, Clair de lune est sans doute le plus singulier, et dégage un charme très particulier dont personnellement je ne me lasse pas. Raison pour laquelle je viens de le (re)lire, pour la troisième fois je pense, avec autant de plaisir.

Le charme du récit tient tout d’abord paradoxalement au « quotidien si banalement affligeant » de l’Albanie (comme le souligne très justement Tistou dans sa critique) décrite par Ismaïl Kadaré. Si par certain côtés le pays (qui n’est jamais nommé) où se situe l’histoire peut sembler étonnement moderne (le récit se déroule au sein d’un laboratoire médical, un des personnages va passer un encéphalogramme ; il y a des « clans » dans l’entreprise comme un peu partout dans le monde), d’autres éléments le rendent étranger et étrange à nos yeux : les séances de débat collectif (imaginerait-on cela dans nos organisations professionnelles ?) ou bien encore toute simplement les reproches que l’on fait à Marianne, qui nous paraissent bien disproportionnés.

Ce court texte de l’auteur albanais (128 pages en édition de poche), on pourrait presque l’assimiler plutôt à une nouvelle. Mieux : à une pièce de théâtre tragique, tant la tension et la façon dont est mené le récit me l’évoquent à chaque fois, à travers l’Unité de temps, d’action et de lieu, ainsi que l’enjeu resserré autour de la protagoniste Marianne, que les coups du destin semblent entraîner inexorablement vers la chute. Sur ce motif tragique, Ismaïl Kadaré greffe un dispositif original, peu courant me semble-t-il mais très réussi ici : celui de raconter l’histoire par un « nous » narratif, cette première personne du pluriel figurant les amis de Marianne, comme un chœur antique contant l’implacable Deus Ex Machina qu’eux-mêmes, en tentant de l’enrayer, ne font que renforcer. La fluidité de l’écriture, la finesse de l’analyse psychologique, le mécanisme de la rumeur et du doute, finissent pour moi de faire Clair de lune une œuvre que je trouve tout à fait admirable.

Fanou03 - * - 49 ans - 1 octobre 2018