Les fainéants dans la vallée fertile
de Albert Cossery

critiqué par Falgo, le 18 août 2008
(Lentilly - 85 ans)


La note:  étoiles
Un art subtil de la subversion
Ayant rejoint ce site très récemment, je suis très surpris de constater qu'Albert Cossery en est pratiquement absent, hors la critique par Sahkti d'une B.D. dont Cossery a tiré le scénario d'un de ses livres et une notice de la même à l'occasion de son décès (voir ces textes pour quelques renseignements biographiques sur cet écrivain égyptien qui a vécu en France et écrit directement en français).
Récemment Patricia Martin a, au "Masque et la Plume", appelé l'attention sur cet auteur en notant le caractère politiquement très incorrect de cette oeuvre.
Il faut lire les livres de Cossery dans leur forme originale.
Je me mets à leur relecture pour pouvoir les inscrire sur le site et, si possible, lui amener de nouveaux lecteurs.
J'ai abordé Cossery par "Les fainéants de la vallée fertile", ouvrage très représentatif de sa manière. Il ne s'agit pas d'un roman classique mais d'une sorte de fable ou de conte qui vous entraîne dans un univers imaginaire qui tient à la fois de la mentalité du peuple égyptien et d'un monde qui ressemble au nôtre. Le patriarche Hafez vit avec ses trois fils dans une maison que l'on imagine un peu délabrée, tenue par la délicieuse servante Hoda. Ces hommes se réalisent dans la poursuite d'un objectif humain et social précis: être considérés comme les meilleurs dormeurs. Et leur performance est menacée par deux dangers. Le plus jeune des fils, Serag, est traversé par une folie, il veut travailler: "[Il] avait entendu dire que les hommes travaillent, mais c'était seulement des histoires qu'on racontait. Il n'arrivait pas à y croire complètement. Lui-même n'avait jamais vu un homme travailler, en dehors de ces métiers futiles et dérisoires qui n'avaient dans son esprit aucun attrait valable. C'était pourtant un désir ancré en lui depuis longtemps..." (p.9). Le patriarche, vieux et malade, exprime le souhait de se remarier: une nouvelle femme dans cette maison est ressentie comme une menace intolérable pour la vie merveilleuse qui s'y déroule.
Ainsi une ligue va se créer pour bloquer les envies de travail de Serag et les projets matrimoniaux du père. L'indolence naturelle des deux perturbateurs facilitera la réussite de l'entreprise, comme en témoigne la dernière phrase du livre: "Serag eut un long bâillement; Hoda le regarda et se mit aussi à bâiller. Puis ils se serrèrent l'un contre l'autre et s'endormirent, indifférents au labeur forcené des hommes, sous le lent regard des étoiles paresseuses" (p.204).
Croyez-moi, on ne sort pas indemne de la lecture de ce livre à contre-courant de tous les discours de notre monde productiviste et pressé. Il pose une de ces questions essentielles que l'on cherche constamment à contourner: de quoi est donc fait le bonheur humain? Sa réponse est loin de notre tradition occidentale, même si elle est exprimée dans un remarquable français.