Givre et sang
de John Cowper Powys

critiqué par Kinbote, le 5 août 2008
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Des hommes à l'épreuve de la Grande Nature
L’action du roman se déroule sur une période d’un an et dans un lieu circonscrit, le domaine des Ashover. C’est le troisième roman de cet auteur, paru en 1925.

Rook Ashover vit avec Netta Page, il a un frère malade auquel il est très attaché, il a aussi des relations particulières avec sa cousine Ann et la femme du pasteur Hastings. Son père est mort, son frère est célibataire et Netta Page ne peut pas avoir d’enfants ; dès lors la descendance des Ashover est compromise. Mrs Ashover, la veuve, et Ann vont manigancer pour donner une filiation à Rook. Ann va réussir à écarter Netta et se faire faire un enfant de Rook. Celui-ci a un problème avec les femmes, il ne peut les aimer, s’engager entièrement à leurs côtés, partagé qu’il est entre le désir qu’elles lui inspirent et son souci de liberté. Il ne les aime qu’un peu éloignée, soumise, sans emprise sur lui. « Ce qu’en fait il attendait de la vie, ce n’était pas un amour passionné pour une compagne qui serait son égale, mais certaines extases vagues, nébuleuses et imprécises qui fussent libres de toute spiritualité et de toute émotion, des extases impersonnelles. »

Il passe du temps lors de longues promenades dans son domaine à observer le passage des saisons, à soumettre ses états d’âme au jugement de la Nature. D’autre part, on perçoit que Rook est victime de cet environnement, du destin, auquel il voudrait échapper mais sans trouver les moyens ni la force de le faire. L’emprise des éléments est par trop pesante et semble imposer sa loi aux êtres. Comme l’écrit bien Thomas Roussot dans un article intitulé « John Cowper, entre givre et sang » (sur Agoravox.fr) :
« Les forces naturelles imprègnent les représentations des hommes qui leur donnent sens mais ces forces demeurent centrales puisque ce sont elles qui suscitent le sens où plutôt les sens que leur accordent les hommes. Pour faire émerger du sens les individus doivent pourtant se réfugier hors des choses, créer un écart, voire se retrouver à contre-courant et deviennent alors spectateurs désengagés du spectacle divin. C’est dans la relation au monde que Powys fonde sa mythologie, une relation impliquant un échange et non pas seulement une soumission aveugle. Basculement parfois entre la volonté de contrôle sur les forces réduites à des objets et la soumission à ces mêmes forces qui réduisent le sujet à en être l’objet. »

Hastings, le pasteur, de condition modeste, est un opposant à Rook, il écrit un livre vantant les forces destructrices, il est du côté de la non-vie. Il est le givre, le gel, la mort, alors qu’Ann, paradoxalement son frère malade et Nell, la jeune femme du pasteur, sont du côté de la vie. Netta Page, de par son impossibilité à engendrer la vie est à l’entre-deux ; c’est aussi, existentiellement parlant, la plus proche de Rook. Sa position ambiguë est, dès l’ouverture du roman, signalée par la description qui est faite d’elle dans son sommeil.
« Son immobilité semblait faite d’une douceur obstinée, blessée, passive, mais inflexible et étrangement victorieuse malgré sa faiblesse. »

Roman époustouflant, dans le sens où est animé d’un souffle épique (Henry Miller a dit, parlant de la magie de cet auteur, qu’il était « possédé par le souffle des dieux ») car il met en scène des éléments et une nature omniprésente, jusque dans les représentations des états d’âme des personnages, inféodés, sous le poids du destin, hantés par le rythme des saisons, une nature au-dessus d’hommes trop faibles pour l’affronter, comme s’ils ne pouvaient se positionner que dans un camp ou dans l’autre, même si, et c’est ce qui oppose Rook Ashover au pasteur, la réalité est peut-être plus nuancée :
« Je ne vois pas pourquoi il faut se limiter à cette dualité dont vous me parlez. Pourquoi ne pas accepter que l’univers regorge de niveaux, de plans, de strates, de dimensions, de hauteurs et d’espace tous peuplés d’êtres misérables et sensibles comme nous le sommes , tenaillés par le désir de fuir?
Pourquoi vouloir se limiter à la vie et à la mort ? Pourquoi n’existerait-il pas tout un monde tourbillonnant de forces contradictoires, La vie et la mort ne sont que des mots. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il existe un tohu-bohu dément et chaotique de choses que nous appelons les unes mortes et les autres vivantes. Je crois que cet embrouillamini n’est qu’un ensemble de rêves obscènes, une foule d’ombres fantasmagoriques dont certaines peuvent provoquer le dégoût, et d’autres sont d’une beauté enchanteresse.»

Réédité avec bonheur dans la belle collection de poche Signatures de chez Seuil.