Les années de persécution : L'Allemagne nazie et les Juifs, 1933-1939
de Saul Friedländer

critiqué par Jlc, le 4 août 2008
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Annonce d'une apocalypse
En voulant écrire l’histoire de « l’Allemagne nazie et les Juifs » dont « Les années de persécution » constituent la première partie, Saul Friedländer tente « une relation historique du génocide des Juifs qui permettrait de saisir la politique des exécuteurs, l’attitude de la société environnante et le comportement des victimes ». Formidable gageure, reconnaît l’auteur qui pourtant la soutient magistralement.
La méthode peut parfois surprendre. Ainsi, au lieu d’expliquer, comme l’aurait fait un historien traditionnel, les raisons de l’antisémitisme en Allemagne qui remontent à bien avant l’intrusion d’Hitler dans la vie politique, Friedländer rentre dans le vif du sujet en racontant les premiers jours du pouvoir nazi et les conséquences, le départ ou le non retour, qu’en tirent quelques intellectuels et artistes juifs. C’est moins linéaire mais beaucoup plus vivant.
Tout au long du livre, l’auteur utilise la bonne distance focale pour traiter des exécuteurs, des victimes et des spectateurs, c’est à dire les démocraties occidentales, mais aussi des organes essentiels de la vie sociale en Allemagne, notamment les Universités et les Eglises.

Les exécuteurs ont toujours l’initiative, ce sont eux qui mènent le jeu. Tout en sachant tenir compte du rapport de forces. Friedländer montre très bien comment le führer, au-delà de ses discours haineux de psychopathe, savait « composer » en différant telle ou telle mesure pour ne pas trop effaroucher ses adversaires, même si son objectif final restait celui qu’il avait défini dès 1919 : « l’élimination définitive de tous les juifs ». Il parle d’ « antisémitisme rédempteur » ( !!!) « pour défendre l’œuvre du Seigneur » ( !!!) Le portrait d’Hitler est en trois facettes : « calcul froid, rage aveugle et fanatisme idéologique ».
Les premières mesures antijuives de 1933 seraient, si elles n’étaient dramatiques et annonciatrices de génocide, au mieux cocasses (interdiction d’employer des noms juifs pour épeler un nom au téléphone), voire symboliques (abattre le monument élevé à la gloire de Heine) mais surtout vexatoires (le licenciement des maîtres-assistants de certaines universités). Elles vont toutes s’inscrire dans une politique fondée d’abord sur la ségrégation puis l’exclusion et l’émigration. L’extermination et la solution finale viendront plus tard. Toute cette période est marquée par un « pseudo » légalisme : le pouvoir fait voter des lois après de longs débats qu’il tranche enfin, parfois de façon inexplicable. Plus le temps passe, plus l’étau se resserre.
A partir de 1936 la situation des Juifs devient intenable. Le régime est stabilisé ; le plein emploi assuré ; le front anti allemand est faible ; les Jeux Olympiques sont un succès d’image ; l’Allemagne peut se réarmer et réoccuper la Sarre ; les lois de Nuremberg sont votées et soutenues par le peuple qui a une foi totale en son führer. Après l’Anschluss, la persécution des Juifs autrichiens se révèle encore plus rigoureuse, plus humiliante et plus sadique qu’en Allemagne. Puis c’est la nuit de cristal (9 au 10 novembre 1938) que les nazis vont vouloir présenter comme la réaction spontanée du peuple à la mort d’un conseiller d’ambassade à Paris, tué par un jeune juif polonais. L’historien explique très bien comment ceci fut organisé, notamment par Goebbels, même si Hitler resta à dessein silencieux sur cette affaire.

Ce pouvoir a pu agir ainsi parce qu’il n’a pas rencontré d’opposition structurée et déterminée. En Allemagne d’abord où le silence des Eglises et des Universités est impressionnant. En 1933, dès les premières mesures antijuives, l’Eglise catholique se tait et signe un concordat ! Ce silence est un des points clé de la démonstration de l’auteur qui, lui-même, fut sauvé par des religieux catholiques français. Et c’est toujours un point de débat avec d’autres historiens, notamment sur le rôle du futur Pie XII. Friedländer raconte comment son prédécesseur, Pie XI, ne put bousculer des prélats de la Curie romaine, antisémites et influents, qui l’empêchèrent de publier l’encyclique « Humani generis unitas » condamnation du racisme et du régime nazi. On retrouve chez les églises protestantes la même réticence, avec bien sûr, ici et là des opposants courageux. Silence aussi des Universités devant les autodafés.
Les nations démocratiques, elles, observent et, en fait, laissent faire. Toutes les initiatives qui seront prises comme la conférence d’Evian voulue par Roosevelt ou une politique d’immigration des juifs dont les Allemands se seraient volontiers débarrassés échoueront par égoïsme, vision courte et chipotages.
Comment a réagi le peuple allemand dont on connaît la méfiance traditionnelle envers les Juifs ? Friedländer démontre qu’il n’était pas « demandeur » des lois antijuives, à l’inverse des membres du parti nazi mais sa foi envers Hitler est telle qu’il accueille favorablement les lois de Nuremberg. La nuit de cristal ne suscitera pas de rejet violent si ce n’est chez quelques uns quand même du dégoût. La France, elle aussi, se tait en attendant la visite du ministre des affaires étrangères allemand, Ribbentrop. En fait, si les persécutions des Juifs furent mises en œuvre par des gens ordinaires, ce fut dans un contexte idéologique qui, lui, n’avait rien d’ordinaire.

Dès 1933, des Juifs comprennent et partent. Mais la grande majorité de la population ne s’affole pas, même si l’inquiétude grandit de jour en jour. Finalement, peu profiteront de la possibilité d’émigrer en Palestine avant que la Grande Bretagne n’en referme la porte devant le mouvement en faveur de l’Axe dans le monde arabe. Plus surprenant encore, bien des Juifs accueilleront favorablement les lois de Nuremberg qui, si elles renforcent la discrimination, devaient mettre fin à la terreur arbitraire. Abandonnés, humiliés, spoliés, pourchassés, battus, enfermés, exécutés, ils comprennent trop tard qu’est venu le temps de l’anéantissement puis de l’extermination. Friedländer sait utiliser alors non plus seulement des documents administratifs mais des témoignages personnels comme cette lettre de Berta Grynszpan à son frère Herschel qui, quatre jours plus tard, tuera le conseiller d’ambassade, prétexte que les nazis utiliseront pour attiser les pogroms de la nuit de cristal.
Et l’auteur de conclure : « Brutalité sadique des exécuteurs, silence de l’immense majorité, impuissance des victimes ».

L’écriture très précise de ce livre a requis une documentation monumentale. De plus, ce travail d’historien est enrichi par ces tranches de vie (et de mort) qui donnent à son livre tant la distance de l’historien que la proximité d’un « frère humain ».

Un livre passionnant, très bien écrit et traduit, extrêmement dur bien sûr tant les faits relatés sont odieux quand ils ne sont atroces. Mais un livre indispensable pour qui veut comprendre l’impensable.